Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

J. M. Ça contredit votre idéal de logique de discussion, puisque vous faites des choses en commun avec des gens dont vous ne partagez pas les axiomes de départ.

F. L. L. Il y a un certain nombre d’axiomes communs, et des axiomes différents mais pas en contradiction.

J. M. Il peut y avoir des points de départ contradictoires quant à certains résultats, mais qui donnent d’autres résultats.

F. L. L. Oui, il peut y avoir de telles coalitions, mais dans lesquelles je me joue des coalisés, où je les trahis volontairement. Dans ce cas, je n’hésite pas, pour des raisons d’efficacité, à mener le même combat que des gens à qui je m’oppose. C’est l’alliance Hitler-Staline. Cette alliance me paraît normale, mais bien entendu je ne crois pas qu’il y avait de sentiments communs entre eux.

J. M. Vous pouvez citer des cas où vous avez eu ce type de comportement ?

F. L. L. Je n’en vois pas… je ne crois pas en avoir beaucoup dans ma vie… Au fond, ma vie comporte plus de part de création, d’activité dans le disparate que de combat pour des causes. D’ailleurs, il me semble que le meilleur service que je puisse rendre c’est de donner une théorie du disparate. J’ai mis du temps à m’en rendre compte et c’est un domaine où j’ai changé. C’est très tard que j’ai eu l’impression que je pouvais donner cette théorie comme une recette. Je ne suis pas absolument sûr d’avoir raison et je me considère un peu comme un cobaye dans ce domaine. J’ai l’impression que c’est une bonne chose, mais j’ai l’habitude scientifique d’appeler certitude quelque chose de plus qu’une forte impression – je sais aussi qu’on commence à découvrir des choses à partir de fortes impressions.

À propos des discussions oiseuses, ma position n’est pas fondamentalement désabusée, ce n’est pas l’Ecclésiaste : tout a été dit… au contraire. Je trouve qu’on répète toujours la même chose alors qu’il faudrait dire autre chose, faire avancer. Je rêve d’une humanité dans laquelle les hommes se débarrasseraient du bois mort des discussions oiseuses pour ne garder que du bois bien feuillu.

Si je fréquente certaines personnes, si je fais certains déjeuners, c’est qu’avec ces personnes, il n’y a pas de discussions oiseuses – si, en plus, c’est disparate, ça carbure drôlement ! Dans l’intervalle d’un déjeuner, j’ai eu trente-six chocs absolument délicieux.

D’autre part, des discussions qui n’apportent rien de nouveau, des discussions oiseuses, peuvent être des exercices utiles, mais plutôt pour les autres. Je crois déjà être un peu à l’abri de ces discussions inutiles.

Enfin, je reconnais qu’il y a la démangeaison de la discussion qui fait que je cède à des gens qui ont tellement envie de se gratter que je les gratte. Mais ce n’est pas ce que je recherche, car c’est eux que ça satisfait, ce n’est pas moi.

Quand je me trouve dans un camp ou dans un autre, c’est généralement pour des raisons différentes de mes frères de combat. Le leur dire ne me gênerait pas du tout, mais ce serait maladroit. Si dans la Résistance j’avais dit : voilà mes positions…, je n’aurais pas été efficace et je crois que j’ai bien fait d’être efficace. Il y a des cas où il vaut mieux se taire, pas pour des raisons de sécurité personnelle, mais pour des raisons de bons résultats.

Dans les discussions oiseuses, il y a les débats de la télévision, les tables rondes, les colloques, c’est continuel. Je les regarde quelquefois pour voir la tête du type ou pour voir le style de la discussion oiseuse. Mais c’est autre chose, c’est l’étude psychologique ou sociologique des discussions oiseuses des autres ; il ne s’agit pas d’arriver à la vérité, il s’agit de voir comment monsieur Mitterrand discute avec Giscard d’Estaing, ou bien Marchais avec Poniatowski par écran interposé. C’est le seul intérêt de ce type de discussions.

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Mitterrand


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