Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

Mon intérêt pour la peinture m’a servi à gagner ma vie. Je ne m’y attendais pas du tout, je recherchais mon plaisir, c’est là où le disparate peut avoir un certain intérêt. Après la guerre, j’ai fait la connaissance de René Huygue qui était conservateur du Louvre. Il m’a appelé auprès de lui comme premier conseiller scientifique des musées nationaux de France.

J. B. En quoi consiste le travail d’un conseiller scientifique ?

F. L. L. En gros, ma mission se définissait de deux manières différentes, ce qui n’excluait pas des initiatives d’un autre ordre. D’abord, j’étais conseiller au laboratoire d’examen des œuvres d’art. Ce laboratoire existait depuis longtemps, sous la forme d’une table et d’une grosse loupe. J’ai modernisé ce laboratoire et apporté des méthodes un peu plus scientifiques. Avec des rayons X, des infrarouges, des ultraviolets, on peut descendre un tableau comme on descend un escalier.

Le second aspect de ma mission est la restauration des œuvres d’art. La commission de restauration se réunit trois ou quatre fois par an – je n’en ai encore jamais manqué une réunion. Ma mission comporte que je signe tous les procès verbaux de la commission avec le directeur des musées nationaux. Là aussi, j’ai été très intéressé, j’ai vu les coulisses des tableaux. À chacune de nos réunions, nous avons à examiner en général vingt à cinquante tableaux et participer à ces travaux, c’est se promener dans un hôpital. On voit des tableaux terriblement blessés et certains sont très difficiles à refaire – on les refait d’ailleurs quelquefois un peu trop. Il faudrait savoir qu’un tableau finit par mourir, de toute manière, qu’on le veuille ou non. Faut-il montrer le moribond avec ses blessures ou masquer ses blessures ? Il y a de grandes disputes à ce sujet. En participant à ces travaux, j’ai connu de plus près, plus intimement, des tableaux que je connaissais déjà bien auparavant, j’ai connu leurs misères et leurs tâches. Par exemple, l’Atelier de Courbet. J’en avais parlé longuement à mon ami de Dora. C’est un tableau où il y a beaucoup de monde et des objets, il y a des gens connus comme Baudelaire, Champfleury, Proudhon, et des gens qui n’ont pas de nom, un notaire, un personnage de Balzac par exemple, et puis Courbet lui-même, avec sa barbe, et cette belle fille nue qu’il est en train de peindre – avec tout de même une petite étoffe pour cacher une partie de son corps. Et puis, le tableau dans le tableau, et le petit chien, et certaines parties incompréhensibles dans un tableau figuratif.

Je me souviens d’une anecdote à ce sujet : un ami vient voir Courbet un jour qu’il peignait son atelier – ce n’était pas cette toile – et lui demande : « Qu’est-ce que vous avez mis dans ce coin ? » et Courbet lui répond  « Je ne sais pas. » L’ami, très étonné : « Comment, vous peignez quelque chose que vous ne connaissez pas ? » « Oui, J’ai vu quelque chose là-bas. Je ne sais pas ce que c’est, ça m’est égal. Je le mets. » C’était un vieux chiffon comme il y en a dans les ateliers de peintres, avec des taches de peinture et d’essence, qui était dans un coin dans l’ombre et qui avait reçu un peu de lumière qui 1’éclairait d’une manière étrange.

Il y a ainsi dans l’Atelier de Courbet qui est au Louvre quelques passages assez difficiles à comprendre. J’ai pu voir aussi quelques tableaux des musées de province, il y en a de très beaux partout en France. Quand je revois des tableaux, je les revois avec les blessures que je leur ai connues.

Ce qui m’a aussi beaucoup intéressé dans mon travail de restauration, ce sont ce qu’on appelle les transpositions. La transposition consiste à enlever complètement la couche de peinture de son support, toile ou bois, et à la refixer sur un support en meilleur état. C’est un travail très méticuleux, auquel on ne se décide qu’après mûre réflexion. C’est différent de rentoilage, qui consiste à user la toile jusqu’à ce qu’il n’en reste presque plus rien et à en coller une neuve. C’est également très délicat, naturellement.

Je me souviens avoir été très ému en voyant le pigment d’un tableau italien, un primitif attardé du début de la Renaissance, qui représentait une crucifixion, tenu par les deux extrémités supérieures, comme une chemise de nylon qu’on vient de laver et qu’on va accrocher pour la faire sécher. Ça tenait d’ailleurs très bien. Il faut faire très attention, naturellement, mais parfois la couche de pigment tient très bien.

Je me souviens d’un autre primitif italien, assez ancien, il devait être du XIIIème siècle, qu’on avait sorti de son cadre. Le cadre recouvrait les bords de la toile où on a retrouvé, en quelque sorte, la première palette qu’on ait jamais vue : le peintre avait essayé les couleurs les unes auprès des autres. C’était assez révélateur des méthodes de comparaison.

J’avais, au sein de la commission, un rôle de plaque de répartition. Quand on me posait un problème, je ne le résolvais pas moi-même, je connaissais le spécialiste qui pouvait le résoudre. Il y avait des problèmes de chimie, d’optique, de connaissance du textile, du bois, etc. Je me souviens notamment avoir été confronté à un problème qui se posait pour le Beffroi de Douai de Corot, un petit tableau délicieux, que Corot a fait à soixante-douze ans, avec une jeunesse extraordinaire. On s’est aperçu que le cadre avait été posé sur de la peinture, qu’il empiétait sur la toile et que la peinture avait été souillée. On m’avait demandé de trouver un moyen, une sorte de scotch tape qu’on pourrait mettre sur les bords pour ensuite l’enlever sans enlever la peinture. Il fallait trouver une molécule spéciale pour Corot. Je ne l’ai pas trouvée moi-même, mais j’ai demandé a Piganiol qui a été pendant des années conseiller scientifique de Saint-Gobain, d’étudier le problème. Il a fait faire ça dans ses laboratoires.

Presque tous les problèmes qui se posent sont différents, un peu comme la médecine, et certains ne peuvent pas être résolus. Je reviens à 1’Atelier de Courbet : il y a dans le fond un grand mur vide, et malheureusement Courbet employait du bitume de Judée, comme beaucoup de peintres a cette époque, et le bitume de Judée finit par s’oxyder et noircir.

Parfois, on ne peut rien y faire. On peut enlever la crasse, mais il arrive que la peinture elle-même se transforme, que les molécules du pigment choisi par le peintre s’oxydent ou se sulfurent. Ça noircit, c’est comme un organisme gangrené, et il n’y a rien à faire, on ne peut que l’accepter ainsi ou l’enlever et la remplacer par ce qu’on pense âtre la juste couleur. Ça donne lieu à de grandes discussions entre traditionalistes et révolutionnaires. Les uns voulaient tout garder – la position que j’appellerai réactionnaire consiste à vouloir garder les repeints faits sur un bon tableau.

Par exemple, les Trois Grâces de Rubens ont eu un cache-sexe. On le leur a enlevé, on le leur a remis à plusieurs reprises. Je n’ai pas un tel respect pour Rubens, mais si on garde un tableau, autant le garder tel que le peintre l’a fait. Mais à l’époque de Louis XIV, il n’était pas question de montrer une femme toute nue en public. Le nombre de tableaux qui ont été affublés de cache-sexes est vraiment très grand. La tendance que j’appellerai ultra-conservatrice n’est pas de mettre les tableaux en leur état authentique mais de garder la dernière restauration faite, pour être fidèle à la dernière position philosophique, politique ou sociale. Pour les tableaux célèbres, les musées entendent bien respecter la volonté du public. Un tableau célèbre est une sorte de sondage, on n’a pas le droit de toucher à la Joconde, et un conservateur respecte la volonté du public, même si elle ne correspond pas à son sentiment. Pour moi, la Joconde n’est pas le premier tableau du monde, et de tous les tableaux de Vinci, c’est un de ceux qui me paraît le moins intéressant – c’est quand même un tableau assez remarquable.

Les discussions qu’il pouvait y avoir étaient à propos de tableaux célèbres dont la restauration pourrait donner lieu à des articles de journaux. On voulait éviter qu’il y ait trop de vagues. On nommait chaque fois une commission restreinte, de deux ou trois personnes, dont j’étais. Je suivais également, pour mon plaisir personnel, beaucoup d’expositions. Je suivais les expositions faites par des musées, comme au Luxembourg ou à l’Orangerie, et puis des galeries, ensuite, des visites à des peintres – Magnelli.

F. L. L. J’ai découvert la peinture d’une manière très différente de la musique. Ce sont d’ailleurs des choses que je ressens différemment et qui correspondent à des étapes de maturité très différentes. N’exagérons pas…