Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

Un des musées que j’ai le plus fréquenté a été le musée de l’Orangerie. J’ai vu, un peu avant la guerre et après la guerre, à peu près toutes les expositions de l’Orangerie. Je faisais une première visite rapide, une demi-heure maximum, pour repérer la place des tableaux et le sujet de l’exposition. Ensuite, j’y retournais autant de fois qu’il le faut, peut-être une dizaine de fois de deux ou trois heures – grâce à ma carte de conseiller scientifique des musées nationaux, je peux aller visiter les expositions le jour de fermeture et être bien tranquille.

Quand il s’agissait de grandes expositions dont je m’imprégnais, je sortais un peu ivre et j’éprouvais toujours le besoin de respirer beaucoup d’air et de reprendre contact avec la vie. Je ne me trouvais plus à Paris, j’étais à Haarlem, ou à Venise, ou dans des forêts avec Corot, ou dans des réunions de paysans avec Breughel. Il fallait que je revienne au XXème siècle à Paris. J’avais pris l’habitude d’aller m’accouder à la balustrade qui donne sur la place de la Concorde, et je continuais à vivre, à respirer comme un homme du thème qui avait été traité. C’est des années après que je me suis rendu compte de cela, c’était très inconscient. Je voyais la place de la Concorde avec les yeux de l’exposition que je venais de quitter. J’ai une vingtaine de places de la Concorde : la Concorde Poussin – je ne voyais pas les gens, je ne voyais que les statues, l’ordonnance architecturée, très régulière – la Concorde Breughel – je ne voyais plus l’architecture mais un grouillement de gens qui allaient chacun à leurs embêtements, qui sont trompés, qui trompent, qui ont toutes sortes de tracas ou au contraire qui sont éblouis par quelque chose – une place de la Concorde Ruysdael ou Je ne voyais que les nuages, des nuages contournés, pleins couleurs et de drames, passant les uns à côté des autres plus ou moins vite, plus ou moins lentement ; j’ai eu une place de la Concorde Degas où je me suis aperçu que l’obélisque n’était pas au centre quand on le regarde à partir de la balustrade et qu’il y avait à l’entrée de la rue de Rivoli un taxi coupé en deux par le cadre, ce que fait volontiers Degas. J’ai eu ainsi un certain nombre de places de la Concorde. Mais il y a des peintres pour lesquels ça ne fonctionnait pas, par exemple, je ne me vois pas très bien sentant une place de la Concorde Vinci.

Une des expositions qui m’a le plus marqué est une exposition des primitifs allemands qui a eu lieu après la guerre. J’ai beaucoup d’idées banales, les primitifs, c’est très bien porté et je ne vois pas pourquoi, tout en étant non conformiste, je m’écarterais de ce sentiment général. J’aime beaucoup les primitifs. Mais c’est un mot qui recouvre des choses extrêmement différentes. Les primitifs allemands sont les plus primitifs dans les occidentaux, plus que les Italiens ; les moins primitifs sont les Flamands. Pour moi, ça n’a pas de sens de les appeler des primitifs, ils vivent dans une bourgeoisie riche, commerçante, qui a complètement échappé aux terreurs du Moyen Âge, les gens ont de beaux costumes, de beaux meubles, rien de commun avec ce qu’on voit dans les premiers primitifs italiens, encore moins dans les premiers primitifs allemands. Les primitifs allemands sont pour moi les vrais primitifs. Cette exposition a été pour moi une révélation, car si je connaissais bien a peu près toute la peinture occidentale, je ne connaissais guère les primitifs allemands, parce que, la plupart du temps, ils ne sont pas dans des musées mais dans des couvents ou des monastères dont ils ne sortent pas – je connaissais, bien entendu, ceux des musées. Cette exposition est peut-être celle qui m’a donné le plus grand coup de poing en peinture. Je me souviens l’avoir visitée avec ma femme. Nous avions à peu près la même manière de concevoir la visite d’une exposition et à peu près les mêmes goûts. Cette exposition a été je crois pour elle aussi une grande émotion. Je me souviens de la dernière visite, que je faisais en courant comme la première.

Ce jour-là, nous perdions ces toiles, nous savions que nous ne les retrouverions pas facilement étant donné la dispersion des tableaux, et en descendant les marches de l’escalier je m’aperçois qu’il y avait des larmes aux yeux de ma femme. J’étais bouleversé, je ne peux pas admettre que ma femme pleure et qu’elle soit malheureuse. Je lui demande ce qu’elle a, si j’ai dit quelque chose qui lui déplaise. Elle me dit : « Non, mais je ne les reverrai plus. » Ce souvenir est lié pour moi aux primitifs allemands.