Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

Peu après la guerre, il y eut à l’Orangerie une exposition des tableaux récupérés en Allemagne et qui avaient été presque tous volés par Goering. C’était une exposition extrêmement inégale. Le catalogue n’indiquait pas le nom des propriétaires français, ce qui aurait sans doute intéressé le fisc.

Dans une des petites salles de l’Orangerie, il y avait un tableau extrêmement typique de Toulouse-Lautrec, de son style et de sa technique. Il n’était pas signé, mais c’était de toute évidence un Toulouse-Lautrec.

Le propriétaire, fils d’un banquier collectionneur, était juge pour les collaborations économiques pendant la guerre. Des années se passent et un jour je suis invité à dîner chez lui. J’arrive un bon quart d’heure avant tout le monde et l’on me fait asseoir dans un salon dont les murs étaient couverts de peintures essentiellement impressionnistes ; il y avait là des Pissaro, des Sisley, des Monet, des Guillaumin, des Bazille. Arrive mon hôte à qui je fais les compliments d’usage et qui me déclare brusquement : « Ils sont tous faux, ils sont de mon père. » Je le complimente, et tout à coup je vois le Toulouse-Lautrec que j’avais vu quelques années auparavant à l’Orangerie, et qui avait été enregistré au catalogue par les experts comme étant un vrai.

J. M. La notion de faux a une grande importance en peinture mais ne semble pas avoir le même statut en musique ou an littérature, ou même en sculpture.

F. L. L. En sculpture, ça se rapproche beaucoup.

J. M. Oui, mais on en parle beaucoup moins, ça revêt beaucoup moins d’importance.

F. L. L. Cette exposition du faux ne concernait pas que la peinture, il y avait toutes sortes de faux, notamment les faux de Michel Chasles, qui était un grand géomètre, était très naïf et patriote, était furieux que ce soit un Anglais qui avait trouvé la loi de la gravitation, alors que Pascal était indiqué pour cela, et en effet, Vrain-Lucas qui était un faussaire habile lui avait vendu des faux de Pascal montrant qu’il avait trouvé la gravitation. C’est ce qui l’a perdu, les Anglais ont été furieux, la Royal Society a étudié les lettres et a fini par convaincre Chasles. À cette exposition, il y avait aussi un faux de Lazare – après avoir ressuscité – un faux d’Archimède, des lettres de madame de Montespan, de Richelieu, etc. Tout y passait.

On s’est beaucoup moqué de la naïveté de Chasles, qui était grande. Par exemple, tout était en vieux français et Lazare éprouvait « moult reconnaissance » pour Jésus Christ… Tout de même, Michel Chasles n’ignorait pas que Lazare ignorait le vieux français et en fait, il s’agissait de documents soi-disant retrouvés dans des copies faites au Moyen Âge.

Il y avait aussi les fausses généalogies. Sous la royauté, il était très important d’avoir des quartiers de noblesse, ça flattait la vanité et ça pouvait présenter un certain intérêt dans les questions d’héritage. Il y a de fausses généalogies très extraordinaires et les plus intéressantes sont peut-être les fausses généalogies du Duc de Guise qui voulait remplacer Henri III. Il lui fallait écarter Henri IV de la succession, donc Saint-Louis et finalement les Capétiens. Le Duc de Guise a établi par de faux parchemins qu’il descendait des Carolingiens – les Capétiens étant des usurpateurs, la succession lui revenait. C’était un très beau faux.

F. L. L. Je voudrais ajouter quelque chose à propos de littérature. Je suis très, et vous l’aviez compris, je suis très « avez-vous lu Baruch ? » - sauf que j’ai lu Baruch et je ne comprends pas pourquoi La Fontaine s’est tellement emballé, je trouve cela très ennuyeux. Il fait partie de l’immense quantité de livres célèbres que je trouve ennuyeux – comme à peu près tout le monde, sauf que mon choix n’est pas le même que celui de tout le monde. Je pense que si chacun disait la vérité, on reconnaîtrait que les neuf dixièmes de la littérature célèbre ne sont pas drôles. Les livres qui sont célèbres comptent tout de même, d’une manière ou d’une autre, et il faut expliquer pourquoi ils sont célèbres, il ne s’agit pas forcément de snobisme.

Il y a des ouvrages qu’il est décent d’admirer mais qu’on n’admire pas au fond de soi-même, on dit qu’on les admire. C’est le cas des trois quarts de la Bible par exemple. J’ai lu la Bible en entier. J’y ai trouvé d’intéressant le Cantique des Cantiques, oui, c’est quelque chose de sensuel, mais on a fait mieux depuis, mais ce qui m’a le plus amusé dans la Bible, c’est le Livre de Job. J’ai toujours fait rire ma famille avec le Livre de Job. Ce pauvre Job qui a été riche et qui se retrouve sur son fumier est furieux ; sa femme l’invite à se soumettre à Dieu, il râle terriblement, il se plaint à Dieu. Dieu lui adresse la parole, et c’est un discours de P. D. G. C’est le petit cadre qui va demander une augmentation à son patron, un peu dans le style de la pièce de Perec. Le P. D. G. se fâche : « Mais enfin, qui es-tu pour venir réclamer ? Qui a créé les étoiles ? C’est toi ou c’est moi ? Qui fait naître les chevreaux, qui fait descendre les cours d’eau, qui fait le jour et la nuit ? » On a l’impression que Job honteux va se retirer en s’excusant.

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Michel Chasles


Michel Chasles était un géomètre aux nombreux titres de gloire, dont, en parlant de Pascal, le moindre n’est pas d’avoir écrit un Traité des coniques, dans lequel il démontre notamment un théorème de Pascal, dont on trouvera l’énoncé (et une figure) dans le chapitre 66.

C’était un homme charmant, mais aussi crédule et passionné par les autographes. Comme il est dit dans la Vie mode d’emploi (puisque FLL cite Perec dans ce texte)

La méfiance et la passion sont les deux caractères des amateurs [d’autographes]. La méfiance les conduira à accumuler jusqu’à l’excès les preuves de l’authenticité […] de l’objet qu’ils recherchent ; la passion les conduira à une crédulité sans bornes.


Michel Chasles et sa réputation, qui méritaient mieux, ont payé un lourd écot à cause de cette histoire. Puisqu’il est question aussi de Goering dans ce chapitre, il me semble que l’histoire des faux Vermeer peints et vendus à Goering par van Meegeren est au moins aussi exemplaire : les (faux) tableaux de van Meegeren étaient beaux et bouchaient quelques trous dans l’œuvre de Vermeer ! MA