Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

Histoire du mathématicien fou [ce titre se trouve dans le manuscrit]

Je crois me souvenir que c’est Montel qui m’a raconté cette histoire lorsque je lui demandai[s] un renseignement sur une notion qui se trouvait dans un livre de Valiron, il m’a dit, je crois : “Ça, c’est X. le mathématicien fou qui l’a trouvé.” J’étais en assez bon termes avec Montel à ce moment-là pour qu’il puisse me raconter l’histoire en détails. Elle est assez extraordinaire. Voilà à peu près cette histoire :

C’était après la première guerre mondiale. Le jeune X. était d’une famille juive alsacienne, très unie et cultivée. Il a perdu son père et sa mère très tôt – il faudrait vérifier les dates, mais je pense vers deux ans ou trois ans. Son oncle et sa tante, très attachés à son père et à sa mère, l’ont adopté. Il a été intégré et, là aussi, il y a eu une tangente commune ; il s’est retrouvé dans la même famille et il n’a pas été frustré, semble-t-il, l’opération s’est faite merveilleusement bien. Il s’est donc trouvé entouré d’amour par une famille assez cultivée, il a fait ses études et on s’est aperçu qu’il était doué. Elève brillant de lycée, on l’envoie à Polytechnique où il commence des études, toujours brillantes. Tout le monde attendait des merveilles de lui. Un jour de permission, à l’époque où Polytechnique était plus sévère que maintenant, il était allé diner chez lui avec son “père”, sa “mère” ses “frères” et ses “soeurs” qui étaient devenus sa vraie famille.

Il a tué tout le monde. Naturellement, c’était un acte de démence car il les aimait beaucoup, il les a tués par amour, pour les débarrasser de la vie, en somme pour leur rendre service, un grand service. Il a été enfermé dans le seul asile d’aliénés national, à Saint-Maurice. Il disposait d’un peu d’argent géré par les parents qui lui étaient restés – lesquels comprenant qu’il était fou, étaient sans animosité – ce qui lui a permis de continuer ses travaux de mathématiques dans sa cellule, ainsi jusqu’après la dernière guerre. Il avait une petite cellule où j’ai pu le voir. Il envoyait ses travaux mathématiques à Valiron ou à Montel, ils étaient présentés à l’Académie des Sciences, où on pourrait trouver un certain nombre de ses communications. Quand je l’ai vu, j’ai vu l’homme le plus heureux de la terre. Il avait une cellule de moine, mais on peut être heureux quand on est moine, pourvu qu’on n’ait pas des exigences sexuelles, mondaines, gastronomiques ou autres. Il n’était obsédé que par une chose : les mathématiques. Il pouvait acheter les livres de mathématiques qui lui plaisaient et améliorer un peu son ordinaire. Il est mort peu de temps après la guerre. C’était un homme heureux. Il paraît qu’on le contrariait seulement quand on l’empêchait de sortir en pensant qu’il voulait rendre heureux ce qui lui restait de famille.

J’ai eu quelquefois l’occasion de visiter des maisons de fous. Ça m’a intéressé de les voir, mais ça n’est jamais devenu une obsession, et surtout sur le plan artistique plutôt qu’humain. Bien avant Baruch, le directeur de Saint-Maurice, j’ai connu un docteur Thuillier qui m’avait fait visiter Villejuif et Sainte-Anne.

Je voulais faire à ce moment-là une collection d’oeuvres de fous, à cette époque, personne n’en parlait. Depuis, il y a eu des expositions nombreuses, mais au moment où ça m’intéressait, c’est-à-dire juste avant et un peu après la guerre, ce n’était pas encore à la mode. J’ai donc connu pas mal de fous et de folles. J’ai donné récemment ma collection à Dubuffet, il y avait quelques belles aquarelles qui ne manquaient pas d’intérêt ; c’étaient surtout des psychographies. Il y avait des portraits de gens qu’ils considéraient comme des savants, j’avais eu l’honneur d’en faire partie et il m’avait fait en jaune, en rouge, il y avait Einstein, il y avait Jean Rostand, et pas que des savants, d’ailleurs, des grands esprits de l’humanité. Je me trouvais en très bonne compagnie. C’était assez joli à voir, les couleurs étaient très vives et les ressemblances fantaisistes.

J’avais aussi un “Concerto brusquement” d’une folle musicienne ; c’était du Beethoven déséquilibré. Il y avait des couacs dans Beethoven.

J’avais gardé aussi une correspondance avec des fous et des folles ; il y avait par exemple une folle qui écrivait des lettres à son bien-aimé, un docteur. Elle me demandait de mettre ses lettres à la poste. Je ne pouvais pas le faire.

J. M. L. L. Pourquoi pas ?

F. L. L. Ah, non, on m’avait dit dans l’asile que ça importunerait ce monsieur, qu’il fallait être sûr qu’il accepte pour qu’on lui écrive. Elle me donnait le prix d’un timbre chaque fois. Je ne pouvais pas refuser, elle aurait compris que je ne posterais pas sa lettre. J’ai donc gardé le prix des timbres. De temps en temps elle me confondait avec son bien-aimé et elle m’écrivait des lettres délirantes d’amour, m’appelant “mon consul”… C’était assez beau, parfois déchirant. Mais ceci n’a jamais été chez moi une passion, c’est une petite feuille du disparate, rien d’autre.

Marie-Adèle : Au revoir tout le monde !

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X. le mathématicien fou



X est André Bloch (1893-1948). C’était un x (polytechnicien), en effet.

Le triple meurtre dont il est question a eu lieu pendant une permission de la guerre, ce massacre de 1914-18. André Bloch avait été blessé et renvoyé au front. C’est au cours d’une permission (de la guerre, pas de l’école polytechnique), qu’il a commis le triple meurtre dont il est question.
Un des tués était son frère, plus jeune d’un an et aussi élève à l’école polytechnique, qui avait été blessé assez sérieusement pour n’être pas renvoyé au front (perte d’un œil, notamment).
André Bloch a correspondu avec de nombreux mathématiciens (depuis Saint-Maurice), et écrit une œuvre mathématique importante. Il mentionnait comme adresse celle de l’hôpital (mais pas l’hôpital), ce qui fait que pendant un certain temps ses correspondants (et la communauté mathématique) ne savaient pas qu’il était enfermé.
Des théorèmes de Bloch (en analyse complexe notamment) sont toujours utilisés de nos jours…

Deux références (sérieuses):
- sur André Bloch en général, un article de Henri Cartan et Jacqueline Ferrand
- sur la façon dont il a continué à publier pendant l’Occupation (juif ET fou… mais pas si fou que ça…), un de mes articles.

MA