Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

J. M. Je voudrais revenir sur le problème d’écouter de la musique ou d’en jouer : de même que vous êtes plus amateur de musique en tant qu’auditeur qu’exécutant, de même vous êtes plus lecteur qu’écrivain. Est-ce que c’est général ?


F. L. L. Je crois que vous m’avez démasqué. Il n’y a pas de doute, je suis cela. Je ne sais pas s’il faut dire que je suis épicurien… un épicurien passionné. On voit souvent l’épicurien comme quelqu’un de très calme, gourmand – je le suis aussi, mais ce n’est pas le plus important dans ma vie. Ce n’est quand même qu’une partie de moi-même. J’ai aussi un très grand besoin d’action, un besoin si grand même que j’évite de participer à des discussions. Je dirais même que j’ai beaucoup hésité à accepter de faire ce livre, ce n’était pas de l’action pour moi. C’est en y réfléchissant que je me suis dit qu’après tout il y avait peut-être une action possible dans la mesure où je donnerai une méthode qui a été pratiquée mais guère dévoilée. L’action est pour moi le plus important.


Pourquoi ai-je participé à la Résistance ? parce que je pouvais plastiquer des transformateurs – c’est peut-être un plaisir aussi, mais je me suis gardé de ce plaisir, il faut tout de même mieux qu’un prétexte, une bonne cause.


C’est ma position dans les arts et dans cet art extraordinaire qu’est la science. C’est vrai. Mais j’ai un autre aspect et ils marchent très bien ensemble, ils ne se gênent pas l’un l’autre, il y a un temps pour tout, je ne peux pas toujours agir, je serais mort de fatigue, il faut que je change, c’est l’aspect dégustation. J’ai renoncé à être un exécutant en musique alors que je jouais très bien du piano, je n’ai pas été tenté d’être peintre, alors que je suis passionné de peinture – mais en peinture, je suis très maladroit, je n’ai jamais dépassé le niveau de la quatrième année, je n’arrive pas à faire un trait droit avec une règle, un rond avec un compas et je n’ai jamais su dessiner qu’un seul poisson, une seule maison, un seul visage, un seul arbre et un seul bateau. Ce sont les seules choses que je sache faire. J’ai toujours été un sujet d’humour dans la famille, mes enfants m’ayant très vite dépassé – et, même si j’avais été adroit dans cet art, je n’aurais pas tenu à être peintre et, finalement, je ne tiens pas tellement à écrire. J’ai donné des structures pour les autres. J’invente mes structures et quand j’en ai inventée une, je fais au besoin une œuvre dans la mesure où ça ne me parait pas trop difficile, mais je laisse à la postérité le soin, ou bien de la jeter à le poubelle, ou bien d’en tirer quelque chose.


C’est de la même manière que j’ai, au cours de ma vie, changé continuellement d’activité professionnelle, et cela, pas du tout en étant instable – s’il y a quelqu’un de stable, c’est bien moi, je n’ai pas la bougeotte, je n’ai pas envie de quitter quelque chose parce que je suis mal à l’aise, j’ai simplement voulu améliorer – j’ai jamais été quoi que ce soit dans la vie, finalement. Je n’ai jamais été professeur – je vous raconterai une expérience d’enseignement pendant la guerre, c’est franchement comique – je n’ai jamais été ingénieur, j’ai été tout cela à un moment donné. J’ai fabriqué des fers à cheval, j’ai tanné des peaux de serpent… mais jamais d’instabilité, ce n’est pas du tout le cas de quelqu’un qui rate, on me demandait de continuer dans tous ces cas-là.


Je crois que c’est ma nature qui me porte à cela, si on peut parler de nature humaine, mais prenons le mot entre guillemets. Si ce n’est pas ma nature, qu’est-ce qui ferait que je suis comme cela ? Ce n’est pas mon milieu… je ne m’explique pas très bien ma vie… Je crois que je ne dois pas grand chose à mes ancêtres juifs ni à mes ancêtres bretons. Il y a, naturellement, un certain niveau de culture, je suis né dans la bourgeoisie et, par chance, je ne suis pas né dans une bourgeoisie tellement riche que j’aurais été gâché. Ni savetier, ni financier, c’est l’idéal, ça a toujours été l’idéal dans ma vie, et ça correspond au milieu dans lequel j’ai vécu. A part cela, je pouvais très bien rester fixé et très bien gagner ma vie dans n’importe lequel des domaines que j’essayais. J’en changeais par goût du disparate, bien sûr, et en même temps parce que ça me permettait de ne pas avoir à réaliser quelque chose, mais simplement, finalement, à jouir largement.


En fait, j’ai commencé à être disparate sans chercher à le devenir. Je ne me suis pas dit : “Tiens, je vais devenir disparate” à sept ans, puis, plus tard, j’ai découvert – je ne me le suis pas dit, mais ça revenait à cela – que c’était bien agréable d’être disparate. Vers ma quinzième année c’était fait. C’était très net, je cherchais la chose. Un peu plus tard, on m’a payé parce que je l’étais. Maintenant, je pense que ça peut servir dans un domaine beaucoup plus large. C’est l’une des clefs que je propose et qui explique que je ne sois pas resté tout le temps ingénieur ou tout le temps pianiste. Ça aurait été une spécialisation forcée. J’ai fui la spécialisation et j’ai réussi à l’éviter. Naturellement, mes parents me disaient avec beaucoup de gentillesse : “Mais mon pauvre enfant, tu ne réussiras jamais !” Je crois qu’ils avaient raison et que j’ai réussi un peu par chance. Je crois que j’ai eu de la chance. Ça ne m’enlève pas un certain mérite ou un certain talent, mais compte tenu de ce mérite et de ce talent, la chance a joué un rôle qui n’est pas négligeable. Il faut savoir reconnaître quand on a de la chance et ne pas se donner tous les talents.


On me demande quelquefois comment j’ai pu sortir de la déportation et de Dora, et des gens bien intentionnés qui me manifestent de l’amitié ou de l’admiration me disent : “Forcément, avec un idéal comme le vôtre !” oui, bien sûr… “Et votre culture ! Quel secours pour vous !” oui, aussi, un peu… mais j’avais un foie, des poumons, des intestins, un pancréas qui marchaient bien quand même ! Et puis, je crois que j’ai eu de la chance de temps en temps. Je ne veux pas trop me retirer de mérites, il en reste, mais j’aime bien voir clairement ce que je suis.


J. B. Tout de même, vis à vis des arts, sans être un poète, vous avez tout de même écrit des poèmes.


F. L. L. Oui. C’est un cas différent. J’ai écrit une grande quantité de poèmes. D’abord au lycée, comme beaucoup de lycéens. J’avais fait une très belle tragédie en cinq actes qui se passait sous Vercingétorix. Elle est perdue. Puis, j’ai fait des poèmes jusqu’au mouvement Dada, à peu près. Tous ces poèmes sont heureusement perdus, il n’en reste rien, je les ai tous jetés au fur et à mesure, je me dépouille de temps en temps, tous les cinq ou dix ans. Maintenant, il ne me reste plus grand chose a jeter – il reste bien encore quelque chose que je garde un peu… Après avoir appartenu à l’école de l660, je suis devenu Musset et Rimbaud – Mallarmé un peu plus tard, quoique ce soit pour moi les deux pôles presque opposés, et assez merveilleux l’un et l’autre. J’ai donc écrit pratiquement jusqu’à l’arrivée du mouvement Dada. A ce moment j’avais une espèce de vitesse acquise qui me faisait écrire déjà plus ou moins à la manière Dada – en moins avancé.




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mes enfants


Lorsque FLL parle de “mes enfants”, il s’agit de Gabriel (né en 1944, et qu’on appelait Kim) et Élisabeth (née en 1945), les deux enfants qu’a eus sa femme Tania avec Ibarra, et que FLL a élevés entre 1952 et 1959, lorsqu’il vivait avec Tania.
Gabriel a toujours été instable et “hors norme” ; FLL a eu beaucoup de mal avec lui, ne le supportant que très difficilement à Boulogne, dès 1955. Mais FLL a été très paternel avec Élisabeth, qui conserve de lui un souvenir ébloui. OS