Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

Dans la lecture, je trouve des plaisirs différents : d’abord, j’ai la lecture détente. C’est le niveau le plus bas, mais non négligeable. C’est en gros ce que j’ai appelé le deuxième secteur : le roman policier, le roman populaire, etc. Il y a dedans des œuvres qui me paraissant supérieures à beaucoup d’œuvres du premier secteur, mais je lis aussi le reste, et avec intérêt : le roman policier pas très bon, le roman populaire pas très bon, le roman de science-fiction pas très bon, etc. Pourquoi est-ce que j’en lis ? C’est une partie de la littérature que les gens en général ne se vantent pas de lire – ça a un peu changé, les gens sont un peu plus francs à ce sujet – et en fait, des gens qui n’aimeraient pas qu’on sache qu’ils lisent beaucoup de deuxième secteur en lisent. Moi aussi, et pourquoi, étant donné que ce ne sont pas les œuvres qui me font le plus grand effet, qui me procurent le plus de plaisir ? C’est que les autres œuvres sont des œuvres que je ne peux lire que dans un état de survoltage que je ne peux pas maintenir toute la journée. C’est exactement comme l’érection sexuelle, c’est un état qu’on ne peut pas maintenir toute la journée, même si on le désire, c’est peut-être mieux, mais ce n’est pas possible tout le temps. On peut alors très bien se promener avec la personne sur qui on a des visées sexuelles, parler d’autre chose et faire autre chose.

J. B. À ce propos, la littérature pornographique est un genre important ?

F. L. L. Oui. Les mots pornographique et érotique me gênent un peu. Il y a ainsi toute une série de mots dont les hommes mésusent. Tout le monde ne met pas le même sens derrière ces mots, de sorte que je tâche de répondre en me faisant une idée du sens que mon interlocuteur y met – ou le lecteur.

En général, peu de gens mettent derrière le mot pornographique un sens élogieux ou favorable, ce qui est à mon avis une grosse erreur. Je répondrai à votre question avec les mots que vous avez employés mais avec le sens que je leur donne, qui n’est pas le sens du dictionnaire – d’ailleurs, il n’y a pas de bon sens dans le dictionnaire.

Si on demande à quelqu’un quelle différence il fait entre l’un et l’autre, ça peut être une différence de qualité, une différence morale… ça ne va pas très loin, c’est un peu confus. Une confusion qui tient peut-être à ce que l’on ne tient pas à dire ce que l’on pense, même aux gens qu’on connaît bien. À mon avis, l’exercice de la sexualité comporte deux phases – je schématise – liées mais très différentes : la phase de l’éveil du désir et du désir, et la phase de la réalisation de ce désir. Ce sont des phases très différentes.

La première phase peut se passer même sans personne, par l’imagination, des images ou des visions plus réelles. Il y a un art de la création du désir qui a pour but de le porter à son maximum d’intensité et de qualité par des mots, des images, des gestes. Pas forcément outrés. Je me souviens très bien que dans mon enfance, à l’époque où les femmes portaient des robes longues, lorsque j’apercevais une cheville j’étais en émoi, ça suffisait, par conséquent, c’était érotique. Maintenant, il en faut un peu plus – je ne sais pas s’il faut le regretter ou s’en féliciter. Donc, j’appellerai art érotique ce qui peut faire naître le désir et l’amener jusqu’au seuil d’une réalisation qui a ou qui n’a pas lieu. C’est un art dans lequel, comme dans tout art, il y a une part de science, bien entendu, et une partie plus personnelle et plus artistique.

J’aimerais réserver le mot pornographie à la science et à l’art de réaliser le désir. Le Kâma Sûtra, par exemple, dans la littérature pornographique classique. Certaines positions du Kâma Sûtra sont difficiles à réaliser, mais c’est une tentative. J’emploierai pornographie dans un sens très élogieux, comme érotisme. Il me semble qu’il faut s’occuper du désir, l’éveiller, le pousser à son maximum et ensuite, à tirer le maximum de sa réalisation. Les moyens sont extrêmement différents. On sait bien par exemple qu’au moment de la réalisation du désir, ce qui précède et accompagne l’orgasme, deux amoureux ont une terminologie, un vocabulaire d’une grossièreté absolument épouvantable pour le reste de la vie, mais c’est cette grossièreté qui est la poésie de ce moment-là.

En vous donnant ma définition de ces deux mots, je vous ai fait ma réponse sur la littérature érotique et pornographique : j’en pense du bien quand c’est de haute qualité artistique et scientifique. Haute qualité ne veut pas dire avec des mots choisis, des mots de relations mondaines. Ce ne sont pas les mêmes, c’est évident.

J. B. Vous n’avez parlé que de désir normal, non pervers et ça laisse des trous de marque dans la littérature, je pense à Sade, par exemple.

F. L. L. Oui. D’abord, pervers est un mot que je ne connais pas. Pour moi quelqu’un de pervers est quelqu’un qui fait ce qu’il ne devrait pas faire, que je désapprouve : or, je permets absolument tout, sans exception, sauf de faire du mal à quelqu’un, physiquement ou moralement.

Je trouve tout à fait normal et naturel l’amour le plus courant, entre un homme et une femme, et à l’intérieur de ce cycle hétérosexuel, je n’ai absolument rien contre des grandes différences d’âge ou contre des liens de famille.

L’inceste ne me gêne pas du tout. Je n’ai absolument rien non plus contre l’homosexualité, deux hommes ou deux femmes – qu’ils soient de la même famille ou pas, on peut mélanger, faire des combinaisons. Ce que je vais dire est très banal, maintenant, mais je l’ai toujours pensé : je n’ai rien contre la masturbation – rien contre la chasteté non plus ! Je n’ai rien contre la bestialité. Beaucoup d’écrivains sentiraient le besoin de dire : « Je n’ai rien contre, mais en tout cas moi, je ne le suis pas. » C’est vrai, mais peu importe, je me reconnais le droit de l’être – ou de l’avoir été. Il ne doit pas rester beaucoup d’interdits après cette liste.