Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

J. M. L.L : Sans compter tous les paradoxes des classements.

F. L. L. : Oui, mais dans un tournois ça ne se produit pas.

J. M. L.L : Parce qu’on s’arrange pour ne jamais rencontrer cet obstacle.

F. L.L : Effectivement. Vous avez raison de signaler le paradoxe de Condorcet, qui a valu le prix Nobel à Arrow, un économiste qui a basé toute sa théorie sur l’effet Condorcet. Je crois, à ce propos, qu’il y a des effets Condorcet dans notre psychologie, ce qui peut jouer un rôle assez important aux échecs.

J’ai connu tous les grands joueurs après que j’ai commencé à publier mes travaux d’échecs. J’ai toujours eu une grande admiration pour Lasker, j’ai eu des rapports très étroits avec Alékhine, Euwe est un ami, et puis tous les champions soviétiques.

J. M. L. L. : Fischer ?

F. L. L. Je n’ai jamais pu. Je ne le regrette d’ailleurs pas, car que voudrait-il ? Il me demanderait probablement de jouer une partie, qu’il gagnerait bien sûr. Accepterait-il une discussion sur les principes du jeu ? Certainement pas. Il voit les choses en ordinateur. Je ne l’admire pas tellement ; il va plus loin dans l’art de la position que les autres, il connaît les principes qui sont écrits partout, je ne suis pas sûr qu’il connaisse bien ceux qui sont dans le livre que je n’ai pas écrit. Comment se fait-il alors qu’il joue si bien ? Il pousse l’ordinateur plus loin. Par contre j’ai connu quelqu’un comme Bronstein, qui était un homme très brillant.

Le premier que j’ai rencontré est Lasker. J’ai été très content de le battre dans une simultanée. Je ne savais pas à ce moment-là qu’il était mathématicien, c’est à travers Bourbaki – qui n’existait pas à l’époque – que j’ai connu l’existence des idéaux laskeriens. C’est lui qui a battu le record de durée du championnat du monde, ce qui n’est pas une chose que j’admire, mais tout de même 1894-1921… Comme beaucoup de champions du monde, Lasker n’était pas très estimable sur le plan moral ; en effet il semble que dans la partie, il faille détester son adversaire pour le battre. C’est un peu ce qui a fait perdre Spassky, qui ne parvenait pas à détester Fischer. Lasker appréciait beaucoup mes livres, il m’a dédié les siens, mais ce qu’il a écrit n’a strictement aucun intérêt ; c’est a peu près l’équivalent d’un traité de physique de Leprince-Ringuet… Lasker a commencé par faire une thèse de doctorat de philosophie et, comme à cette époque tout le monde était schopenhauerien et que le monde était représentation de la volonté, il a voulu étudier l’importance de la volonté dans la détermination du résultat des combats. La chose n’était pas facile à faire pour les guerres, car il arrive que ce ne soit ni le plus volontaire ni le plus intelligent qui gagne mais celui qui a le plus de bataillons, il a donc cherché une réalité où il y eût égalité absolue, il a étudié les échecs, et très peu de temps après il devenait champion du monde. Il a ensuite passé une thèse de doctorat de mathématiques ; à cette époque, la notion d’idéal n’était pas très répandue. Il a donc montré des capacités en philosophie – passage de la philosophie aux échecs – en mathématiques également ; dans d’autres domaines : il jouait très bien au go (il ne faut pas le confondre avec Edouard Lasker, grand maître du go, qui était un de ses petits-cousins éloignés). Emmanuel Lasker n’était pas très fair-play. À cette époque, il n’y avait pas d’organisation des championnats du monde et le champion en titre choisissait ses adversaires. Il était difficile d’écarter indéfiniment celui auquel pensait le monde entier, mais le champion en titre pouvait poser des conditions , faire traîner, choisir des moments, des climats, etc.

C’est ainsi que Lasker a toujours évité de rencontrer Tarrasch, il n’a accepté qu’en 1908 à une époque où ce dernier ne tenait plus la très grande forme. Il a fait ensuite un match avec Schlechter, et là encore on devine la ruse psychologique ; Schlechter était l’homme le plus charmant du monde : il était gemütlich et jouait gemütlich. Il ne voulait pas faire de peine à ses adversaires et donnait facilement la nulle. On jouait avec lui, on lui proposait la nulle, il acceptait, ce qui n’aide pas à devenir champion du monde. En 1910, Lasker a donc accepté un match avec lui. On savait que Schlechter pouvait annuler toutes ses parties, qu’il était impossible de lui en gagner une s’il avait décidé de ne pas la perdre. La première partie a été nulle, la seconde aussi, la troisième encore nulle et la quatrième gagnée par Schlechter. À ce moment-là, on s’est dit : il est champion du monde, il n’a qu’à faire attention à faire toujours nul. Mais il a changé complètement son style ; il avait un style calme, il se défendait avant même qu’on l’attaque, un style harmonieux, tout était équilibré dans son jeu, un style sans drame, plein de finesse. Il s’est mis à jouer des parties casse-cou, alors que Lasker était justement l’homme des parties casse-cou. Lasker n’avait jamais peur du danger ; il avait un certain mépris pour la théorie, il jouait avec son tempérament et son intelligence. De même qu’on savait que Schlechter pouvait imposer la partie nulle, de même on savait que Lasker pouvait jouer avec négligence, faire des gaffes, et finir néanmoins par gagner, parce qu’il posait des problèmes à ce point torturants et terribles à son adversaire que celui-ci devait tomber dedans. Le jeu casse-cou que lui offre Schlechter à ce moment lui convient donc parfaitement. La cinquième partie a été nulle, la sixième aussi, la septième, la huitième et la neuvième encore nulles, et la dixième a été gagnée par Lasker. Comme c’était un match en dix parties, il s’est achevé sur un résultat nul. On a vraiment l’impression que Schlechter a fait un cadeau à Lasker. Ce dernier a fait de très beaux matchs avec Janowski, avec Marshall, qui – ni l’un ni l’autre – ne valaient Tarrasch. Il a toujours réussi à écarter Marokzi, qui était du genre de Schlechter : pas aussi gentil mais très annulant. Il n’a jamais fait de match avec Rubinstein, qui, après 1909, était l’homme qu’il aurait dû rencontrer. Quand il a cessé, en 1921, d’être champion du monde, il a accusé la chaleur : le match se jouait à La Havane, Lasker avait plus de 60 ans. Capablanca avait alors à peine une trentaine d’années. C’était lui aussi une espèce d’ordinateur, très nonchalant, méprisant comme Lasker la théorie, plus même. En 1925, un grand tournoi a lieu à Moscou ; l’Union Soviétique commençait à s’intéresser aux échecs, mais les meilleurs joueurs étaient des russes blancs : Alékhine, Bogolioubov. À ce tournoi, sont invités Lasker, Capablanca et Bogolioubov. Lasker a battu Capablanca.

Il a encore joué dans un tournoi, à Zurich, en 1932, dont il est deuxième ou troisième. C’était un homme d’une très grande culture : outre la philo et les mathématiques, il connaissait la littérature française et européenne en général ; il s’était mis à jouer au bridge et on dit qu’il aurait pu devenir champion du monde s’il l’avait voulu. Il a connu Einstein, qui l’admirait et qui a accepté d’écrire la préface d’un livre consacré, quelques années après sa mort, à Lasker. Une de mes passions a été le problème d’échecs, qui se prolongeait par l’étude artistique. Je me suis intéressé aussi aux échecs féeriques, bien mal nommées, qui sont à la composition ordinaire ce que Bourbaki est aux anciennes mathématiques.

FIN DE LA BANDE XIV


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le paradoxe de Condorcet, qui a valu le prix Nobel à Arrow


Le paradoxe de Concordet, énoncé dans son Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix (1785), ressuscité par Duncan Black “On the Rationale of Group Decision-Making”, Journal of Political Economy 56(1), 1948 porte sur la transitivité problématique des préférences individuelles et leur agrégation.


Supposons trois objets (un nain de jardin, une Rolex, un régime de bananes), supposons trois individus (Nicolas, Brice et Eric).


Nicolas préfère la Rolex, ne dirait pas non à un régime de bananes, et déteste les nains de jardin. (A>B>C)


Eric donnerait tout pour un régime de bananes, a un faible pour les nains de jardin, et peu d’estime pour les Rolex (il a déjà une Audemard-Piguier) (B>C>A)


Brice adore les nains de jardin, a un petit faible pour les rolex, mais se contenterait d’un régime de bananes ;  (C>A>B).


Comment départager rationellement les préférences sans faire appel à un dictateur ?


Le travail de Kenneth Arrow (en effet Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel en 1972) à quoi fait ici allusion FLL est connu sous le nom de Théorème d’impossibilité d’Arrow. Exposé en 1951 dans sa thèse Social Choice and Individual Values. L’importance de ce travail tient à la rigueur de la formalisation proposée par Arrow, et sa contribution à la mathématisation des sciences sociales : la méthode axiomatique et la topologie, déjà déployées par von Neumann et Morgenstern (Theory of Games and Economic Behavior, 1944)  remplacent le calcul différentiel dans l’arsenal des économistes.


Les contributions d’Arrow ne se limitent pas à ce résultat, cf. les 6 volumes de ses Collected Papers [Harvard University Press, 1983-85] et en particulier, en collaboration avec Gérard Debreu, la résolution du problème de Walras, “Existence of an Equilibrium for a Competitive Economy” Econometrica 22(3) 1954. AFG


idéal


En mathématique, l’idéal est dans un anneau. Apparemment, il existe bien une notion d’anneau laskerien (plutôt que d’idéal), mais je l’ignorais avant de lire ce texte, je n’en dirai donc pas plus… si ce n’est que l’on peut être “fortement laskerien”. MA