Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

J. B. : Vous avez deux façons de décrire le disparate : Il y a l’opposition du divers au concentré ; de l’agréable à une jouissance plus intense mais, par nature, passagère. Mais dans votre conversation avec Wiener, c’est d’autre chose qu’il s’agissait, à savoir de la jouissance – qu’on connaît bien en mathématiques – de ramener à une structure commune un divers. Est-ce que le plaisir du divers est quelque chose comme l’attente de la réduction de ce divers à une unité ?

F. L. L. : C’est une question que je me suis posée et à laquelle je ne sais pas toujours comment répondre. Je vais plus loin que vous : une forme de disparate visant l’unité sous la diversité – pour moi, cela va au-delà de la diversité uniquement culturelle – et l’autre se complaisant dans l’impuissance à trouver une unité. Ne pas pouvoir trouver une unité est quelquefois assez agréable.

Par exemple : pourquoi est-ce que j’aime être à plat ventre dans l’herbe ? C’est parce qu’il y a autour de moi non pas une vingtaine d’herbes, mais des millions. Impossible de les compter. Le sentiment de cette impossibilité est pour moi une chose délicieuse, j’ai le sentiment de me noyer là-dedans. C’est un peu la même chose que lorsque j’entends de la musique : quand c’est de la musique classique, je retrouve, dans un accord tonal, les notes que j’entends séparément. J’ai les deux à la fois, l’accord et les notes séparées ; quand c’est une autre musique, de la musique concrète par exemple, il s’agit de certains bruits. Or, un bruit est un accord, mais pas de six ou sept notes qu’on peut retrouver quand l’oreille est habituée, mais d’une centaines de notes. Je suis absolument incapable d’écrire cet accord : c’est le plaisir que j’en tire, analogue à celui de me trouver noyé dans de l’herbe.

J’ai donc un disparate opposé à la recherche de l’unité. J’ai bien l’impression d’avoir deux natures – ça doit être plus ou moins en chacun – il y a des moments où je crois en un Dieu et d’autres en plusieurs. Étant donné que je suis un athée parfait, mon monothéisme est la recherche de l’unité, et mon polythéisme est, au contraire, mon désir qu’il n’y ait pas unité. Cette alternance entre monothéisme et polythéisme est un phénomène – qui doit, je pense, exister chez tous les humains – se trouve dans des phénomènes de civilisation et dans des phénomènes de société. J’ai l’intention de faire une émission à la radio sur le problème : la science marche-t-elle vers l’unité ou vers la disparité ? Beaucoup de scientifiques sont convaincus qu’elle marche vers l’unité.

J. B. : Ce qui est contraire à toutes les apparences.

F. L. L. : Oui, mais ils la recherchent, ils la veulent. Une grande partie de la carrière d’Einstein se caractérise par la marche vers l’unité : il est passé de la relativité restreinte à la générale, il a voulu faire les champs unitaires – il a raté, mais il en a eu envie. Et ceci continuellement. Il y a de très grands progrès scientifiques qui peuvent se définir comme une marche à l’unité. En chimie, par exemple, on a une très grande diversité de substances naturelles, des morceaux de bois, de pierre, des liquides, l’air, etc. et on finit par ramener cette diversité à une unité qui est une centaine d’atomes. Et on va plus loin, on ramène cette centaine d’atomes à trois ; le proton, le neutron et l’électron. Cette marche à l’unité progresse parce qu’il y a un désir chez le physicien et le chimiste de l’atteindre. Elle engendre en effet des découvertes Mais quand on y arrive, de temps en temps une découverte fait que tout cela est fichu par terre. Quand on a réussi à ramener toute la diversité des substances naturelles à une centaine d’atomes, on s’est aperçu qu’il y avait les isotopes, et pas une centaine ! Tout se passe comme si la nature se vengeait de cette propension à l’unité et nous donnait un petit coup de règle sur les doigts pour nous mettre devant le fait que les choses sont plus compliquées que ça.

Je crois qu’en général, pour les scientifiques de nos jours, c’est la recherche de l’unité qui est avouée, mais lorsque cette unité va à l’encontre de certaines convictions ou de certaines idées – il peut y avoir des traditions religieuses chez des biologistes, et même chez des physiciens, quand on touche à l’espace et au temps – il n’y a pas, à ma connaissance, de défense de la pluralité contre ceux qui recherchent l’unité, mais, en fait, il y a des scientifiques qui ne sont pas mécontents de démolir une découverte d’unité. Pour certains, le temps, ce phénomène physique, intervient à un même niveau de passion que les phénomènes de la vie, des sentiments et de la pensée.

C’est une chose que j’ai constatée chez moi, donc, monothéisme et polythéisme, je ne sais pas si j’ai une unité – je dois bien en avoir une, puisque j’ai un corps et c’est mon corps qui pense étant donné que je n’ai pas autre chose. Je ne peux donc pas vraiment vous répondre.

Je voudrais dire aussi que ce disparate qui sert à trouver une unité dans la diversité n’est pas seulement un disparate culturel. Le vrai disparate pour moi n’est pas seulement des connaissances, c’est aussi l’action et la vie. Je peux être amené à trouver une unité entre certains aspects culturels de mes préoccupations et certaines de mes actions. (donner des exemples) Ce n’est pas fréquent, c’est vraiment le grand écart. On ne peut faire plus que le grand écart, il faudrait faire une action, par exemple prendre l’autobus ou tirer un coup de revolver sur quelqu’un, et réfléchir à un problème d’échecs ou à un poème, trouver ce qu’il y a de commun là-dedans, et pas du tout par un exercice acrobatique. Je suis tout à fait contre l’acrobatie. C’est là le fruit le plus rare et le plus précieux, c’est à la fois un déchirement et une formation supérieure qui doit être à peu près comparable à l’étonnement du fœtus quand il sort du ventre de sa mère et qu’il trouve tout ce qu’il y a en dehors de ce ventre. Je crois que ce n’est pas donné à l’humanité parce qu’elle ne se forme pas à cela. Je crois à la nécessité de l’extroversion et qu’il y a dans l’introversion neuf dixièmes d’escroquerie. Vouloir défendre l’introversion et résister à l’invasion du nouveau et du moderne est prendre la position, confortable, bien sûr, du fœtus : « je suis tellement bien ! je suis au chaud, je suis nourri, logé, c’est tiède, et on veut me mettre dans quel monde de dangers ! » Effectivement, dans ce que je propose, il y a le risque du danger, je crois qu’on ne peut pas l’éviter, que c’est l’aventure. Je suis d’accord pour accepter l’aventure. S’opposer tellement à l’acceptation – pas forcément serve, ça se discute – de ce qu’il y a de nouveau et de moderne autour de nous, et notamment de ce qui est apporté par les sciences qui est d’une nature différente de ce qui est apporté par tout le reste, résister et proposer simplement, de se pencher sur la sagesse de l’Orient, ce n’est pas se rendre compte que le fœtus va s’enrichir une fois sorti du ventre. À quoi tient son enrichissement ? Au fait qu’il se laisse pénétrer par le monde extérieur. Il découvre d’abord cette chose nouvelle qu’est le sein de sa mère, il découvre des odeurs, il découvre la lumière, tout ce monde extérieur qui l’amènera aux activités physiques, le langage, la poésie de Rimbaud, etc. Toutes ces sagesses qui me paraissent parfaitement fausses qu’on nous propose, visent simplement à nous proposer de ne pas quitter l’état de fœtus.

J. B. : Dans la jouissance de la réduction du multiple à l’un et dans le plaisir de la diversité, il y a quelque chose de la mort, comme dans l’orgasme – c’est devenu un lieu commun que de dire qu’il y a là quelque chose de la mort – et non pas de la naissance. On est alors toujours ramené au sentiment de la vie. C’est aussi probablement ce qui se produit dans la science.

F. L. L. : Absolument. J’emploie volontiers le mot « science » mais je ne le prends pas tout à fait au sérieux – comme je peux employer le mot « âme » alors que je n’y crois pas – je ne crois même pas que la science existe. Je crois qu’il y a des scientifiques, des hommes dont certains ont plus d’activité scientifique que d’autres, mais il y a un aspect scientifique dans tout humain. J’appellerai donc un scientifique celui qui consacre une grande partie de son temps de cette manière là et, surtout, qui en vit. Il y a donc l’homme qui a une activité scientifique, les connaissances qu’il accumule et l’usage qu’il fait de ces connaissances. J’appelle science une espèce d’intersection des connaissances, mais elle n’existe pas en elle-même. Au fur et à mesure que les connaissances se succèdent, tantôt avec marche vers l’unité, tantôt avec réapparition d’une diversité, le modèle change. Comme les modèles de religion – il y a, en gros, un certain ordre dans la manière dont les religions se sont succédées, en tout cas, dans la mesure où elles ont beaucoup d’adeptes (il y a peut-être eu un homme du paléolithique qui pensait comme Spinoza, mais il n’a pas eu une foule autour de lui et n’a pas pu bien s’expliquer) : il y a une sorte de marche vers une simplification et appauvrissement de l’idée de Dieu. Elle devient plus générale, plus abstraite…

J. B. : Jusqu’à mourir de sa belle mort. C’est ce qui se produirait si la science arrivait au rêve dix-huitièmiste de la caractéristique universelle : il n’y aurait plus de science possible. Or, à chaque étape resurgit toujours du nouveau, inintégrable dans le savoir passé.

F. L. L. : Exactement. Je ne prédis pas l’avenir, mais je crois qu’il est très naïf de croire qu’on puisse atteindre l’horizon – s’il y en a un quelque part. Cette étape où la science – science, entre guillemets, pour moi, c’est très platonicien et je suis très anti-platonicien – atteindrait son terme et disparaîtrait est une conception possible, mais ça n’a guère de sens pour moi.

Utilisation monothéiste ou polythéiste du disparate, ça n’a de sens que si, chaque fois, il y a une jouissance ou un plaisir. Au moment où je crois en un seul dieu, c’est que ça me fait plaisir de croire en un seul dieu plutôt qu’en plusieurs. Au fond, je n’ai vraiment qu’une règle dans ma vie, c’est la règle du plaisir. Je n’en connais pas d’autre.

J. B. : La jouissance de l’unification dont nous parlions à propos de la conversation avec Wiener ou dont peut parler un mathématicien qui réduit plusieurs théories mathématiques à une structure unique, est de type fœtal. Une fois qu’on a trouvé cette formule, on peut se replier sur elle, on n’a plus besoin de consulter les différents objets pour refaire l’étude sur chacun. Tandis que l’autre est le plaisir qu’aurait un nourrisson une fois expulsé du ventre de sa mère – qui aurait d’abord une douleur puis qui se dirait : tout de même, il y a quelque chose, le monde est peut-être générateur de plaisir.

F. L. L. : Oui, et de plus de plaisir que de douleur, finalement.

J. B. : C’est un pari.

F. L. L. : Oui ! Toute ma vie n’est que pari et aventure, toute la vie de l’humanité est une aventure et rien d’autre. L’aventure me paraît inévitable, je propose de l’accepter – finalement, les hommes l’ont acceptée, sauf quelques exceptions individuelles – et de s’organiser pour que ça ne soit pas une catastrophe, et même que ce soit un mieux. Mais tout est tout le temps pari et danger. Ça ne me paraît pas désagréable de vivre dans ce danger – il est vrai que j’ai toujours eu un certain goût pour le danger, mais, finalement, je crois que c’est le cas de beaucoup de gens. En même temps qu’ils souhaitent la sécurité, quelque chose les pousse à s’en écarter.

Donc, d’un certain point de vue, deux sortes de disparate. On peut en imaginer plusieurs sortes qui se hiérarchisent ou qui s’enchaînent de la manière suivante : J’ai pratiqué le disparate tel que je l’ai connu dans ma vie, avant de savoir que je le pratiquais, comme j’ai digéré des aliments avant d’avoir étudié le processus de la digestion, ou comme une femme accouche sans avoir étudié la gynécologie. J’ai donc été disparate, et chacun l’est plus ou moins. Je n’aurais pas besoin de défendre le disparate s’il n’avait servi que moi-même. Mais j’aime l’humanité et je souhaite communiquer cette formule aux autres, j’ai vraiment l’impression que ça peut apporter quelque chose à autrui.

J’ai donc commencé à rencontrer le disparate sans le savoir, puis à en prendre un peu conscience. Conscience d’abord du plaisir, puis des causes de ce plaisir. Ensuite, je l’ai recherché. Je peux dire que j’ai commencé à le rechercher entre ma douzième et ma quinzième année. Pas d’une manière aussi lucide et riche que maintenant et sans le mot. Il n’y avait pas le mot mais c’était là, très nettement. C’est entre ma quinzième et ma vingtième année que j’ai commencé à m’organiser pour tirer un meilleur parti du disparate, mais toujours comme forme de jouissance, d’élargissement, respirer plus fort, plus agréablement. Là, je l’ai recherché systématiquement.

Ensuite, des gens que je fréquente ne s’aperçoivent pas de cette tendance qu’il y a en moi, mais d’une ou de l’autre des tendances que je cultive et s’imaginent que j’ai une spécialité. On m’a considéré comme un spécialiste en mathématiques, en échecs, en musique, en peinture.

[Fin de la BANDE VI]


Entre les deux formes de disparate, le disparate unité et se perdre dans la diversité, il y a un peu la différence qu’il y a en chimie entre combinaison et mélange : le type classique, soufre et limaille de fer. Il y a des disparates-combinaison et des disparates-mélange. Les jouissances sont différentes. Le disparate-combinaison est celui qui va vers une unité, vers une chose nouvelle ; il y a des mélanges qui valent mieux que des combinaisons, j’ai besoin de respirer un mélange d’azote et d’oxygène et pas un oxyde d’azote !

Pour terminer, comment ai-je connu le mot « disparate » ? Je devais le connaître, probablement, mais il faisait partie de cette quantité formidable de mots que nous connaissons et que nous n’employons jamais. Tous les mots de notre conversation ne sont qu’une petite partie des mots dont nous connaissons l’existence. Certains mots prennent une valeur à partir d’un certain moment. Je sais très bien à quel moment le mot : « disparate » est tombé en moi.

Vera 1925, je suis tombé sur un livre paru chez Alcan d’un mathématicien – pas très grand mais fort plaisant – qui était, je crois, recteur ou doyen de l’université de Belgrade, Michel Petrovitch. Ce bouquin m’avait un peu intrigué. Il s’appelait : Mécanismes communs à des phénomènes disparates. J’ai lu le bouquin et j’ai été émerveillé. Ce n’était pas aussi disparate que ce que j’aime, c’était en fait les équations mathématiques identiques gouvernant des phénomènes appartenant à la physique, à la chimie, à l’économie politique, à la mécanique, etc. Le cas le plus simple étant : qui gouverne la gravitation chez Newton et l’attraction électrostatique chez Coulomb. J’en ai fait connaître l’existence à Wiener qui en a été enchanté, ça tombait aussi dans sa formation.

J. B. : Il s’agit là du disparate unité, et ce n’est pas par hasard que c’est en mathématiques qu’on le rencontre.

F. L. L. : Oui, mais en mathématiques appliquées. Quand on fait des mathématiques pures, on tombe souvent sur une grande diversité, au contraire. On est arrivé au point où il n’y a plus qu’à disparaître et à réapparaître autrement.

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Michel Petrovitch


Sur Michel Petrovitch (1894-1921), le mieux est de citer Paul Braffort et son article “François Le Lionnais, encyclopédisparate” (dans le Mag-Lit de mai 2001, mais que l’on peut aussi lire sur le site de PB):

Professeur à l’Université de Belgrade, Michel Pétrovitch, dont la grande culture privilégiait une vision « transversale » des disciplines, est l’auteur d’un petit livre fascinant, publié dans la prestigieuse Nouvelle Collection scientifique, chez Félix Alcan, en 1921 : Mécanismes communs aux phénomènes disparates. Lorsque, étudiant, je rendis visite pour la première fois à FLL - qui revenait de déportation - l’évocation de ce livre dont nous étions tous deux férus scella notre amitié. Visiblement le mot « disparate » était cher à François, tout comme l’approche résolument « structurale » qui est celle de Pétrovitch dont les concepts d’allure des phénomènes, d’analogies phénoménologiques sont toujours associés à des événements réels et ne sombrent jamais dans le pur formalisme.


MA (avec PB)

[ BANDE VIII , face 2] F. L. L. : Je connaissais un peu Tazieff au moment de l’histoire du gouffre de la pierre Saint-Martin, je connaissais aussi, séparément et sans que l’un sache que…