Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

OULIPO OUPEINPO et OUXPO [ce titre se trouve dans le manuscrit]

Ce sont les choses que je n’ai pas faites mais dont j’ai pris un peu conscience. Il y a certainement plus de cinquante ans, je m’étais rendu compte qu’il existe des peintres peu intéressants à certains points de vue et très intéressants à d’autres. C’est une chose dont on ne se rend pas bien compte. Par exemple, des peintres comme Poussin, Perugin et Raphaël que l’on dit de grands peintres parce que célèbres m’ont paru plus tard, dès que je me suis un peu affranchi du conformisme ambiant et que j’ai pris des positions contestataires – pas toujours très bien raisonnées –, saint-sulpiçards et pas drôles du tout. Ainsi Poussin avec son mythologisme banal ou Raphaël avec ses vierges fades et sans intérêt. Et puis, j’ai fini par découvrir que certains de ces peintres avaient quand même quelque chose d’intéressant, ce dont je me suis souvenu beaucoup plus tard quand j’ai pensé à l’OU.PEIN.PO, c’est-à-dire à la possibilité de rechercher des structures en peinture.

Je prends le cas de Poussin. Certains de ses tableaux – pas tous, mais une minorité très significative, un peintre qui n’aurait qu’un seul tableau ayant cette particularité serait déjà un cas à part – ont une harmonie (je ne discuterai pas le mot harmonie, ça peut sembler l’ennui ou au contraire une chose très remarquable) qui provient de ce que des éléments figuratifs du tableau (j’ai trouvé cela aussi dans l’abstrait, où c’est également très rare) touchent d’autres éléments figuratifs qui en touchent d’autres, et en fait, ces éléments qui ont des significations différentes, une branche d’arbre, un rocher, une jambe, une assiette, etc. s’enchaînent tous les uns aux autres parce qu’au point de contact, il y a une tangente commune aux deux courbes. C’est très net dans le Triomphe de Flore qui est au Louvre, par exemple, il y a une sorte de continuité qui fait l’harmonie du tableau. Ça plaît ou ça ne plaît pas, mais ceux à qui ça plaît ne savent pas que c’est à cause de cela. Très peu de peintres font cela. Je l’ai trouvé depuis dans l’abstrait. C’est une chose dont j’ai parlé quand j’étais à Dora. Il y avait aussi le fait qu’il peut y avoir une tangente en un point d’une courbe, la courbe s’arrêtant à un moment donné et je m’étais demandé comment on pourrait compléter le tableau en prolongeant harmonieusement.

Par la suite, mais pas tellement plus tard, je m’étais rendu compte qu’on pouvait transposer cette technique en littérature. Je pense qu’on pourrait dégager la notion d’une tangente d’une phrase en un mot de cette phrase. Je suis convaincu que ça recouvre quelque chose de sérieux et que ça explique certains phénomènes publicitaires : on commence une phrase et on vous la laisse terminer d’une manière qui agit sur vous. Je pense que c’est ce qui explique la difficulté qu’il y a eu en français à écrire des textes dans lesquels on passe tout naturellement de la prose aux vers et des vers à la prose. Le seul écrivain qui l’ait réussi, et d’une manière étonnante, c’est La Fontaine dans Psyché. On ne se rend pas compte qu’on a lu le dernier vers, on est dans la prose et réciproquement.

C’est aussi un procédé (tangente ou extrapolation) qui est utilisé par Bellemare dans une émission de radio : on donne à quelqu’un le morceau d’une chanson, on s’arrête et on propose au joueur trois possibilités de suite entre lesquelles il doit choisir. Ces trois possibilités doivent être vraisemblables. En musique, c’est banal, ça a été découvert.