Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

CE QUE JE PENSE DES INTELLECTUELS [ce titre se trouve dans le manuscrit]

Il m’arrive d’accepter ou de protester quand on dit de moi que je suis un intellectuel. Cela tient au fait que je donne plusieurs sens au mot, et suivant le contexte dans la discussion, j’accepte ou pas d’être considéré comme un intellectuel. Il est bien connu qu’un certain nombre de gens ont horreur d’être considérés comme des intellectuels parce qu’ils considèrent qu’ils appartiennent au monde des travailleurs, des ouvriers, notamment des manuels, et ils ne veulent pas être mélangés à eux. D’autres au contraire en sont très fiers.

Ma position.

D’abord, je crois qu’il y a deux sens principaux à ce mot : un sens social et un sens idéalisé ou particularisé. Au sens social, l’intellectuel est le reflet d’un certain milieu, de nos jours, dans nos sociétés occidentales. Le mot “intellectuel” indique à ce moment-là l’appartenance à un milieu presque toujours d’origine bourgeoise de quelqu’un qui a fait quelques études et qui gagne sa vie autrement que comme manuel. Intellectuel veut d’abord dire non manuel, et ça va un peu plus loin – un petit employé n’est pas un intellectuel. Ce sont des gens qui ont des professions libérales, notamment, qui ont fait des études au moins secondaires et plutôt universitaires. Dans ce sens-là, mon jugement sur les intellectuels que j’ai connus – et j’en ai connu beaucoup – porte sur leur degré d’intelligence et leur niveau de culture. En général, quand on parle d’un intellectuel dans ce sens, on pense : donc il est intelligent, donc il est cultivé. Or, c’est ce que je conteste, mais sans méchanceté aucune. Je pense que la très grande majorité des intellectuels au sens social n’est pas extrêmement intelligente. Je ne dis pas qu’ils sont bêtes, quand je dis de quelqu’un qu’il n’est pas intelligent, je ne veux pas dire qu’il est bête, disons qu’à partir de 1½0, on est intelligent, à 9/20, on est non intelligent. Pour moi, la majorité des intellectuels a un peu plus de 10. Pourquoi un peu plus de 10 ? Parce que le fait d’avoir fait quelques études est un entraînement qui ne peut pas ne pas développer un peu l’intelligence. Ça exerce un peu, mais ça ne va pas très loin. Donc, le fait d’avoir fait des études donne un point sur vingt – ne me demandez pas comment je mesure mon point – en intelligence.

J. B. Il va bien falloir vous le demander, pourtant ! Ce n’est pas par hasard que l’on passe d’intellectuel à intelligence. Celle-ci apparaît dans ce que vous dites comme une faculté de l’homme qu’on pourrait mesurer. Dans la pratique d’un travailleur manuel, il y a une sorte d’intelligence qui se met en œuvre et qu’on n’appelle pas habituellement intelligence ; et de plus, les critères d’intelligence sont historiques et variables.

F. L. L. J’appellerai intelligence un certain entraînement à l’abstraction, à la pensée abstraite. Les rapports d’un être qui pense à l’abstraction sont de deux sortes. Ça pose même un problème fondamental sur la manière de voir les mathématiques. Aptitude à nager dans l’abstraction ou aptitude à dégager des abstractions à partir du concret. Ce qu’on appelait dans ma jeunesse la mise en équation du problème et le raisonnement. La mise en équation, dégager des structures abstraites à partir de situations concrètes est fondamental. C’est ce qui est nécessaire aux physiciens théoriciens, par exemple, et à tout homme, physicien ou pas. Ensuite, quand une chose est abstraite la capacité de faire des combinaisons entre des abstractions, en dégager d’autres abstractions : c’est l’aspect mathématiques pures.

J. B. Est-ce qu’on ne pourrait pas parler d’une intelligence du concret ?

F. L. L. Je n’y suis pas opposé. C’est plutôt une aptitude au concret. Mais j’aimerais mieux avoir un autre mot – on n’a pas assez de mots dans notre vocabulaire. L’intelligence d’Einstein n’est pas liée – ou extrêmement peu – au concret.

Chez les intellectuels, au sens social du mot, je constate le manque d’une aptitude très élevée à l’abstraction et manque d’intelligence comme instrument d’étude de l’abstraction. En effet, chez l’intellectuel social – celui que je n’admire pas tellement – comme chez le manuel, il peut y avoir un très grand sens du concret. Chez l’homme politique, par exemple qui souvent n’est pas une très grande intelligence au sens abstrait, il peut y avoir une intuition du cœur humain – ce qui lui permet d’avoir un grand nombre de dupes. Je ne dis pas que tous les hommes politiques n’ont que des dupes, mais ça fait partie, au moins de l’apprentissage du métier. J’aimerais donc mieux avoir un autre mot que le mot “intelligence”.

J. B. En ce qui concerne l’aptitude à l’abstraction, prenons le cas typique du mathématicien : ce n’est pas par hasard qu’on parle du savant fou. Finalement, cette intelligence – et c’est pour ça qu’elle est fascinante – n’est jamais qu’une sorte de folie, une façon de se plonger dans un univers qui est un univers fou pour le commun des mortels. Cela peut parfaitement se doubler – c’est l’image classique du savant Cosinus – d’une très grande bêtise concrète, d’une incapacité de s’orienter dans la vie concrète. Donc parler d’intelligence, dans la mesure où ça introduit une échelle de valeurs parmi les êtres humains, est peut-être déformateur.

F. L. L. Il n’y a pas de doute. J’aimerais mieux employer le mot “intelligence” pour la suite de notre conversation dans le sens où elle est nette chez les grands scientifiques ; j’aimerais même la réserver presque aux sciences. L’aptitude à connaître le cœur humain ou à observer les choses est une chose très remarquable, mais je ne sais pas si le mot “intelligence” lui convient. Je ne vois pas l’intelligence qui m’est chère, celle de l’abstraction, très développée chez les intellectuels – bien que je connaisse des intellectuels très intelligents, ce sont des exceptions. Einstein, dont nous admettrons qu’il était intelligent, était employé au bureau des brevets de Berne, et il était un intellectuel. Ce qui me frappe plutôt chez les intellectuels, c’est le fait qu’on leur accorde volontiers d’être très cultivés, alors que je remarque qu’ils ne le sont pas, à quelques exceptions près. Il y a toujours des exceptions dans ce domaine. Autrement dit, c’est une caractéristique d’un milieu.

Par contre, j’aimerais qu’il y ait un autre mot pour désigner des gens dont une minorité est intellectuelle et dont je fais partie : des hyper-intellectuels, par exemple. J’entends par là des gens qui ont un besoin du côté de la culture et de l’exercice de l’intelligence, besoin que je ne ressens pas chez la plupart des “intellectuels”. Ils gagnent leur vie, ils brillent dans les conversations, ça ne va pas très loin. Je crois que ce sens idéalisé que j’appelle hyper-intellectuel convient à un très petit nombre d’intellectuels – hyper ne veut pas dire très grand – mais je connais des gens qui ont cette maladie et je recherche leur compagnie. Je ne recherche pas la compagnie d’un “intellectuel”, j’aime souvent même mieux la compagnie d’un manuel. Le manuel ne m’apporte rien sur le plan de l’intelligence et de la culture, mais il m’apporte des tas de choses intéressantes, comme je recherche la compagnie d’un chat.

Le mot “intellectuel” n’est pas pour moi un mot dans lequel il y a une arrière pensée de mépris ou d’humiliation. Je les vois tels qu’ils sont, évidemment, en général, les intellectuels ne sont pas très contents de l’idée que j’ai d’eux. Par contre, j’aime avoir des réunions à quatre ou cinq avec des hyper-intellectuels qui ont la même maladie que moi.

J. B. Là, vous m’interessez beaucoup plus, quand vous parlez de maladie. Il y a une différence de nature entre l’instituteur de village, qui sera l’intellectuel du coin, qui parlera avec un semblant de rationalité, avec une certaine prétention à détenir la vérité, qui me paraît plutôt gris et minable, et les hyper-intellectuels, qui ont cette espèce de folie, de maladie et qui, dans le langage courant, s’appellent les grands intellectuels.

F. L. L. Là, je proteste !

J. B. Je veux dire qu’il y a une différence de nature entre cette classe très large des gens qui ont fait des études secondaires, qui ont un métier “intellectuel” et les gens qui sont fous de cela.

F. L. L. Oui, Hokusai était fou de dessin, moi, je suis fou d’intelligence.

J. B. Le mot intelligence ne peut pas s’appliquer dans les deux cas.

F. L. L. Non. Dans ce que vous dites, il y a seulement un point que je voudrais relever : je préfère l’instituteur en question à l’écrivain parisien ou à l’académisable. Lui me paraît mieux à sa place, je me sens plus près de lui, il fait un travail d’artisan, un travail de besogneux, qui n’est pas négligeable. Il n’y a pas forcément en lui une fatuité et une présomption que je vois chez l’écrivain parisien. Entre les hyper-intellectuels et l’instituteur, je mettrais les intellectuels qui se prennent vraiment pour des intellectuels de grande classe, de grande intelligence, de grande culture, ce que je leur conteste.

J. B. J’aimerais que nous arrivions à dégager des critères qui permettent de rompre avec cette image habituelle d’une échelle linéaire qui partirait des grands intellectuels. De même que vous préférez l’instituteur de village à l’écrivain fat, de même, le discours superstitieux du rebouteux ou de la bergère de ce village est peut-être plus intelligent que celui de l’instituteur qui débarque de son école normale de province.

F. L. L. Oui, c’est possible. Mais ce que je cherche dans les êtres humains, ce n’est pas que l’intelligence. Nous employons le même mot dans des sens différents. J’aimerais avoir plusieurs mots pour parler de qualités mentales différentes et que l’on range généralement sous le mot “intelligence”. Par exemple, je pense qu’entre le paysan et Einstein, il n’y a pas une différence linéaire, ils ne sont pas sur la même ligne. Je pense qu’il y a des gens qui sont des hyper-paysans et qui sont très remarquables – à beaucoup d’égards, un grand homme d’Etat, un grand homme politique est plutôt un hyper-paysan, en tout cas pour les relations de village, si ce n’est pour les relations avec le soleil et la terre. J’appellerais ça autrement. Les grands hommes d’Etat, ceux que j’admire, Richelieu, Staline, des hommes d’Etat de grande valeur – je n’apprécie pas ici leur sens moral – n’ont pas eu, je crois, une intelligence élevée au sens où je l’ai pris avec vous : ils n’auraient pas fait des scientifiques remarquables. J’en suis à peu près sûr. Mais ils avaient des qualités que n’ont pas les scientifiques et pour lesquelles j’aimerais mieux avoir un autre mot.

J. B. Si Einstein avait été intelligent, il aurait été un excellent employé du bureau des brevets de Berne ; mais c’était un employé médiocre, comme il avait été un élève médiocre. Ce qui en a fait le génie qu’on sait, c’est plutôt quelque chose qui relève de la folie. C’est le débat sur le rationalisme.

F. L. L. Mais je ne confonds pas intelligence et rationalisme ! D’abord, je sépare rationalisme et rationalité ; rationalisme et rationnel. Le mot rationalisme recouvre un grand nombre de notions différentes. On peut croire en Dieu et être rationaliste, être athée et rationaliste. Rationalisme, rationalité, rationnel, scientifique, intelligent, sont des choses différentes. Je pense, en effet, que l’un des rationalismes n’exige pas beaucoup d’intelligence et s’en écarte même. J’ai pris le mot “intelligence” dans un sens différent de rationalisme et de rationalité.

J. B. Ce qui m’intéresse dans votre manière d’aimer les sciences, c’est que vous les aimez de la même façon que les arts…

F. L. L. Comme j’aime tout, sensuellement.

J. B. … comme les gens qui produisent quelque chose. Il y a comme de la folie qui circule là, comme un délire. Inventer la relativité, à l’époque, c’est du délire pur et simple. C’est ça qui vous plaît, c’est ce qui me plaît aussi, et là, nous nous entendons. Quand vous en parlez, vous semblez ramener cela à la question de savoir si Einstein était intelligent ou pas et j’ai l’impression que vous écrasez le plaisir que vous y trouvez.

F. L. L. Non, je lui donne 19 ! Le délire commence vers 13 à mon avis. Malheureusement, mes “intellectuels” sont intelligents, ils ont 11 !

J. B. Ils sont encore loin du délire.

F. L. L. Oui, loin de l’intelligence-possibilité de créer quelque chose. C’est la différence qu’il y a entre les mathématiques du secondaire, puis universitaires, puis enfin des vraies mathématiques, celles où commence le délire. Evidemment, le délire peut commencer plus tôt, pour moi, il a commencé très tôt, par exemple. Je suis d’accord avec vous sur l’emploi du mot “délire”, en effet, à un certain niveau, ça peut commencer.

J. B. Prenons votre exemple : un enfant de six ans qui passe son temps à travailler sur les chiffres élémentaires et qui occupe comme ça des heures et des heures. Il est évident que pour un milieu qui s’en occuperait trop, comme c’est souvent le cas aujourd’hui parce que les parents deviennent très soucieux de la psychologie de leur rejeton, c’est un enfant inquiétant, un peu fou. Or, c’est par cela qu’il est intéressant, c’est là que quelque chose se passe.

F. L. L. Attention ! Je ne suis pas absolument d’accord avec vous. L’intelligence, comme n’importe quoi de bien, ne devient vraiment bien que lorsque ça atteint le délire, l’intelligence, l’amour, les jouissances sensuelles, les jouissances de la vie, la musique, etc. Mais ça ne veut pas dire que délirer est ce qu’il y a de mieux en intelligence ! Il y a une forme de délire qui est de la sous-intelligence, du sous-amour, etc. Autrement dit, l’intelligence débouche sur une forme de délire, mais il y a d’autres délires sans intérêt. N’inversons pas les choses, l’extrême activité de l’intelligence ou de l’affectivité ou des sens tombe dans le délire ; mais tout ce qui tombe dans le délire n’est pas forcément cela. Je me refuse à inverser.

J. B. Si l’on compare l’intelligence d’école normale, qui me parait très conformiste, et la relativité générale qui est de l’anticonformisme à l’état pur, il y a une différence de nature entre ces deux sortes d’intelligence.

F. L. L. Peut-être, c’est peut-être aussi une différence de degré. Quand vous dites : différence de nature, je me demande si ça ne revient pas à soutenir une thèse en faveur des surdoués.

J. B. L’exemple d’Einstein montre le contraire, puisque c’était un élève médiocre.

F. L. L. Effectivement, mais attention, Einstein n’était pas un surdoué, mais il a réussi ! Prenons des Normale-sup. : s’ils étaient nés dans un autre milieu, ils auraient peut-être fait mieux. Je pense que certaines structures sociales prennent des êtres humains à partir d’un certain âge, en améliorent beaucoup les capacités puis, à un moment donné, les châtrent. Je crois qu’il y a un effet de castration dans les grandes écoles. Chaque fois que vous parlez de Normale-sup. […]

J. B. Je pensais à l’école normale d’instituteurs, qui est le représentant type de cette idéologie laïque qui croit beaucoup à la science, qui croit beaucoup aux lumières contre la superstition paysanne. Je ne suis pas sûr que l’intelligence qu’elle prône soit si intéressante par rapport à d’autres formes de fonctionnement. Cette pensée laïque, très française d’ailleurs, revendique les Einstein, or, je dis que ce sont des gens qui leur échappent complètement, ce sont des gens qui sont très loin de leur conformisme.

F. L. L. Je ne sais pas si Einstein aurait été de votre avis, j’ai tendance à croire qu’il aurait été du mien – c’est une tendance qu’il m’est difficile de démontrer. Je pense qu’il y a dans une société comme la nôtre en ce moment, une tendance à développer des capacités, et à bien les développer, tant que ça peut servir la production de la société en question. Ensuite, on châtre. Mais elle se développe quand même ! Je crois qu’un paysan ou un villageois aurait gagné à avoir cette formation, sans perdre ses capacités. On les lui fait peut-être perdre, on lui donne quelque chose d’autre à la place, ensuite, on châtre : on a un intellectuel. Mais ce n’est pas celui qui m’inquiète le plus, c’est plutôt le bourgeois fat. L’instituteur, évidemment, est mis à l’écart. De ce point de vue, j’aurais plutôt tendance à me mettre de son côté pour revendiquer plus de place.