Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

J. M. Une question tout de même : vous nous avez expliqué qu’enfant vous avez beaucoup joué du piano, qu’ensuite vous avez dû surmonter le choc de la mort de votre mère avant de vous remettre à la musique, mais que vous ne vous êtes jamais remis à en jouer. Est-ce que vous savez pourquoi vous avez fait la moitié du chemin ?


F. L. L. Oui, je crois que je le sais très bien. En fait, pour moi, la musique, ce n’est pas du tout l’exécution et l’interprétation. Le désir de ma mère était de faire de moi un pianiste, mais je ne le serais jamais devenu, il n’y a aucun doute. Je crois que j’aurais toujours fait des mathématiques, mais si j’avais fait plus de musique, ç’aurait été comme compositeur. Je n’ai pas essayé de le devenir, mais composer se rapproche beaucoup plus de ma personnalité, de mes goûts et de ma vocation. Je ne l’ai pas été parce que c’est un peu ma vie qui ne me l’a pas facilité. Il y a de toute façon en moi une aspiration très forte vers tout ce qui est plaisir et sensations ou sentiment, et je l’ai trouvé dans la musique comme amateur, dégustateur alors que je ne l’aurais pas trouvé dans l’exécution


J. B. A quel âge avez-vous commencé à apprécier la musique ? Vous nous avez dit que quand vous étiez tout jeune les concerts vous ennuyaient…


F. L. L. Attention ! Chaque fois que je dis que telle ou telle chose m’ennuie, ça veut dire que je pense à autre chose en même temps. Je ne sais pas ce que c’est que de s’ennuyer. Je sais par des lectures – et je n’exagère pas – et par des conversations qu’un sentiment peut s’installer dans un être humain qui est l’ennui. Or, je suis châtré pour cela, j’en suis incapable. Je sais que ça existe comme l’aveugle sait que les couleurs existent. Quand je dis : “Je n’irai pas à tel endroit, ça m’ennuie,” je veux dire en fait que je penserais à autre chose. Dans ma vie, je me suis toujours efforcé de diminuer le nombre d’occasions de m’ennuyer dans le sens que je viens de dire : les banquets, les enterrements, les épées d’académicien, les Légion d’Honneur, etc. Quand j’y vais, je ne m’ennuie pas, mais j’ai toujours des problèmes d’échecs en tête, des petits trucs d’arithmétique, je réfléchis sur tel ou tel texte que je viens de lire… Cependant, j’aime mieux y couper parce que je peux mieux décider de la manière dont je ne m’ennuierai pas.


Donc, la musique ne m’ennuyait pas, même quand j’étais gosse, je pensais à des choses qui m’amusaient. Mais ça ne m’apportait rien. C’est vers ma quinzième année, avant le baccalauréat, que j’ai commencé de nouveau à écouter. L’étude d’un peu d’harmonie et de contrepoint m’a fait un plaisir intellectuel, pas le vrai plaisir musical, c’était comme un jeu. Ça m’amusait comme les acrostiches. Ensuite, je suis allé à Strasbourg à l’université et là j’ai entendu beaucoup de concerts – Strasbourg venait d’être repris à l’Allemagne, les Allemands sont plus musiciens qu’on ne l’est en France et il y avait continuellement des concerts.


BANDE I, face 2


J. B. Est-ce que vous pourriez préciser un peu le rapport entre la compréhension de la musique et le plaisir que vous y trouvez ?


F. L. L. C’est assez difficile à préciser, c’est une question que je ne me suis pas tellement posée. J’ai l’impression qu’en fait – je ne vous donne pas une théorie, ce serait une théorie très farfelue - que pour la bonne musique, celle que j’aime (il n’y a pas que les noms que je vous ai cités, ça va quand même au-delà, Schumann aussi, Ligeti, que je trouve un grand compositeur, que je préfère à Xénakis – que j’aime assez, d’ailleurs, en prenant très en arrière également, dans la musique médiévale ; aussi dans les musiques exotiques, des musiques qui ont des glissements de notes auxquels je suis extrêmement sensible, en dehors du plaisir physique, je pense au plaisir affectif) j’ai l’impression qu’une bonne partition n’est pas seulement une partition musicale, c’est une partition psychologique. Je crois qu’elle décrit les manipulations qui se font à l’intérieur de ma tête. On pourrait l’écrire en disant ; ici, un gonflement, une dilatation ; ici, au contraire, un rétrécissement ; ici, une marche rapide vers quelque chose. Je crois que c’est bien là le lien.


Dans quelle mesure ma “théorie” de la partition de musique psychologique est valable, je n’en sais rien. C’est ce que je ressens. Un peu de la manière dont je parlais de l' OU.CINE.PO. : les plongées dans l’inconscient – je laisse de côté la question de la valeur de la théorie de l’inconscient – passent par des évolutions de forces assez difficiles à analyser et qu’on pourrait presque retrouver dans une partition. Je pense que viendra un moment où on saura, en analysant une partition, voir en quoi elle se rapproche d’un renseignement psychologique – encore qu’il puisse y avoir beaucoup de subjectivité là-dedans, et, finalement, ça ne décrit pas grand chose.


Je vais presque me contredire ! J’ai toujours été très surpris de voir les réactions à la musique qui m’emballe des gens qui sont, disons, du même niveau culturel. Par exemple, la Sonate à Kreutzer pour piano et violon de Beethoven, qui n’est pas une œuvre très extraordinaire, elle est brillante, c’est de la virtuosité, c’est excellent, mais rien de comparable avec le deuxième quatuor ou avec la cinquième variation de l’allegretto du deuxième quatuor. Mais enfin, c’est une œuvre que j’écoute avec plaisir. Mais comment penser qu’elle ait pu faire en son temps une impression telle que Tolstoï comprend très bien qu’en écoutant cela une femme soit poussée à tromper son mari ? C’est sa thèse, il y croit. Je ne comprends absolument pas cette réaction à la sonate à Kreutzer. C’est ce qui fait que je ne suis pas tellement sûr de mes idées là-dessus. Je suis sûr de mes réactions, pas du tout des explications de mes réactions.


J. M. Vous mettez en question les distances d’un codage universel entre tel fait musical et tel sentiment. Vous parliez de la musique exotique, c’est aussi une musique que j’aime, je pense en particulier à une certaine musique indienne qui est devenue à la mode : même quand j’aime ça et que ça me plaît, je suis à peu près convaincu que je ne l’entends pas du tout de la même façon que les gens qui la jouent. La tradition culturelle, l’arrière-fond, sont totalement différents. Ça pose la question de savoir ce que eux y trouvent. Je n’ai pas de réponse à cette question…


F. L. L. Je n’en ai pas non plus. J’aime mieux la chinoise que l’indienne. Quand j’entends la musique indienne, je la ressens comme quelque chose de très intellectuel comme structuration. Ils ont une très grande quantité de modes – nous sommes vraiment très pauvres avec nos deux modes. Tandis que je ressens beaucoup moins cet aspect intellectuel dans la musique chinoise, j’ai l’impression de quelque chose de plus primitif, de plus près de la source. Mais, en effet, je ne me l’explique pas. Autrement dit, je tire peut-être une très grande joie d’un parfait contresens. C’est très possible. Pourquoi pas ?…

J. M. Je voudrais revenir sur le problème d’écouter de la musique ou d’en jouer : de même que vous êtes plus amateur de musique en tant qu’auditeur qu’exécutant, de même vous êtes plus…