Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

F. L. L. Disons que le plaisir que j’ai pris aux mathématiques est venu chez moi assez tôt. Ça mérite d’être rattaché à des souvenirs d’enfance, quand je suis entré dans une vie culturelle. Les mathématiques vont venir assez vite. Dans ma vie, il y a deux choses que j’ai commencées très tôt : d’une part, la lecture et, d’autre part, la musique. La lecture, à cause d’un grand père maternel et la musique, à cause de ma mère.


Je raconte des choses dont je n’ai pas souvenir, mais dont ma famille m’a parlé — c’est certainement exact. Ma famille m’a souvent dit – et mon grand-père me l’a rappelé — que quand j’avais trois ans et demi j’ai dit à mon grand-père : “Je n’apprendrai jamais à lire, et je me débrouillerai très bien dans la vie sans savoir lire.” Il a beaucoup ri, mais a décidé tout de même de passer outre cette intention de ne jamais apprendre à lire. Il me faisait réciter l’alphabet à table… des choses très simples. A quatre ans et demi je commençais à lire beaucoup de choses. A peu près dans ma sixième année, j’étais souvent chez mes grands-parents maternels au Perreux, dans une petite villa, et j’y avais découvert un grenier. Les maisons avaient des greniers et des caves à cette époque-là, ce qui est une merveille. Dans ce grenier, il y avait des tas de bouquins que je me suis mis à lire, et aussi des recueils de journaux que mes grands-parents conservaient. Se place ici ma découverte de la politique et de la littérature, intimement liée à ma découverte des mathématiques.


Au moment de la révision de l’affaire Dreyfus (mes grands-parents maternels étaient Israélites, et du côté paternel, quelque chose comme des radicaux – mais des radicaux de cette époque) mes parents se trouvaient en train de dîner dans une pharmacie qui doit être du côté du 57 de la rue Dauphine (la pharmacie existe encore. Elle a dû subir des transformations intérieures, j’imagine.). A cette époque-là, le confort n’existait pas du tout pour les petits commerçants, et mes parents parlaient dans cette arrière boutique avec mon oncle, le pharmacien, (c’est même pour faire plaisir à mon oncle que j’ai fait une licence de chimie). Ils parlaient de la révision du procès Dreyfus. Tout à coup, je suis intervenu dans cette conversation, ce qui a beaucoup surpris mes parents. Je leur ai dit : “Evidemment, Dreyfus est innocent ! On a fait un crime, c’est évidemment Esterhazy qui est l’auteur du bordereau, d’ailleurs, la preuve, c’est que le colonel Henry s’est suicidé dans sa cellule, heureusement que Zola, etc.”


Mes parents, tout à fait stupéfaits de me voir raconter cette histoire. Je la raconte sans doute mieux maintenant, mais je leur montrais que je connaissais tout l’essentiel de l’affaire Dreyfus. Très étonnés, mes parents me demandent : “Comment sais-tu cela ?” J’avais lu dans le grenier toute la collection des journaux de l’époque de l’affaire Dreyfus, notamment L’Eclair, et encore peut-être un autre journal. J’avais tout lu, y compris les romans-feuilletons historiques – le roman-feuilleton historique joue aussi un grand rôle dans mon existence. On me demande : “Est-ce que tu as lu autre chose ?” J’avais lu des romans de Zola, je crois L’Assommoir et La Terre, je ne peux pas dire que j’en avais tout compris, mais je les avais lus. Et puis, des romans de Michel Zevaco. J’ai commencé l’Histoire de France avec Michel Zevaco. Depuis, j’ai appris que Sartre avait commencé comme moi. A ce moment-là, j’ai montré à mes parents une connaissance très remarquable de l’Histoire de France – telle que Zevaco la raconte. Finalement, les rois sont les mêmes rois, mais ce que j’en avais surtout retenu, c’était les crimes et les vices de Lucrèce Borgia, la Tour de Nesle également, Marguerite de Bourgogne qui jetait ses amants dans la Seine, je connaissais tout cela admirablement Il y eut, parait-il, tout un conseil de famille pour discuter de mon cas – cas assez inquiétant. Ma grand’mère pensait que c’était très mauvais, elle leur a dit : “Cet enfant ira au bagne” (c’est arrivé d’ailleurs, mais pas exactement de la manière qu’elle avait prévu) ; mon grand-père était plein d’admiration. Il se disait : “Enfin, mon petit-fils est extraordinaire !”. J’ai été défendu par mon grand-père qui a défendu le principe de me laisser lire tout ce que je voulais – ma grand’mère était très opposée à ces méthodes d’éducation. C’est le début de mes contacts avec la politique, avec la littérature et avec l’Histoire.


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l’Affaire Dreyfus


La révision du procès Dreyfus date des années 1904-1906. FLL, né en 1901, était en effet bien jeune. MA


la pharmacie existe encore


Elle existait encore en 1976, date des entretiens, elle existe toujours en octobre 2010. MA


Sartre avait commencé comme moi


Voir Les Mots, texte autobiographique de J. P. Sartre, publié en 1964. AFG




Surtout, je lisais tous les jours dans Le Matin, le feuilleton de Michel Zévaco : cet auteur de génie, sous l’influence de Hugo, avait inventé le roman de cape et d’épée républicain. Ses héros représentaient le peuple ; ils faisaient et défaisaient les empires, prédisaient dès le XIVe siècle la Révolution française, protégeaient par bonté d’âme des rois enfants ou des rois fous contre leurs ministres, souffletaient les rois méchants. Le plus grand de tous, Pardaillan, c’était mon maître : cent fois, pour l’imiter, superbement campé sur mes jambes de coq, j’ai giflé Henri III et Louis XIII.