Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

Troisième journée – 17.03.76


Je reviens sur la musique. Je vous ai parlé de Félia Litvinne – je n’ai pas beaucoup de choses à rajouter parce que ça ne joue pas un rôle tellement important dans ma formation disparate, plutôt dans l’idée que je me suis fait étant enfant de la société dans laquelle j’arrivais— et j’ai des souvenirs assez savoureux de son appartement. C’était 63 ou 65 boulevard de Clichy. Des fenêtres immenses, qui tenaient sur deux étages, on voyait très bien le Moulin Rouge avec ses ailes tournantes. Elle avait deux étages – sauf erreur, le premier et le second. Ces deux étages avaient été aménagés de telle manière que le grand salon était aussi sur deux étages, une galerie en faisait le tour à la hauteur du premier étage, sur laquelle on pouvait se promener, comme dans les églises. Elle pouvait y faire des réceptions grandioses, avec beaucoup de gens. Ce qui m’avait le plus frappé, c’est qu’il y avait un trône. Un vrai trône, un trône pour souverain. C’était là qu’Alphonse XIII venait s’asseoir. Alphonse XIII était un de ses admirateurs ou un de ses amis, il fallait bien qu’elle connaisse tous les souverains, étant donné sa position dans la société czariste. Je ne me souviens pas du tout l’avoir vu, mais on me montrait avec un certain respect et une certaine admiration le trône d’Alphonse XIII d’Espagne. Ce salon était d’ailleurs plutôt une salle de concert. Elle, avait plusieurs salons, le grand, le petit, etc. où elle recevait des gens très célèbres, soit sur le plan musical, soit sur le plan politique. Elle ne faisait pas de politique, elle se contentait de vivre dans un certain milieu.


Je me souviens vous avoir parlé dans notre dernier entretien des quatuors de Beethoven. Il ne m’est pas possible d’avoir une conversation avec qui que ce soit pendant très longtemps sans arriver à un moment donné – sans le chercher, ce n’est pas quelque chose à placer – à parler des quatuors de Beethoven. Si on me pousse un petit peu j’en arrive où j’en étais d’ailleurs arrivé, à ceux de la dernière manière, notamment à la cavatine du treizième. A ce sujet, je me souviens avoir eu il y a quelques années une conversation au cours d’un diner avec Maurice Le Roux, qui est de nos bons chefs d’orchestre, compositeurs, etc. Je lui ai parlé de la cavatine. Nous étions tout à fait, d’accord pour l’admirer, ce qui n’a rien de très remarquable. Je lui ai plus ou moins développé l’idée dont je vous ni parlé de la partition musicale comme partition psychologique. C’est très net dans la cavatine, avec ce style syncopé qui imite la respiration d’un enfant qui a beaucoup pleuré et j’ai ajouté : “Beethoven l’a lui-même senti, car sur sa partition il a écrit “beklemmt”, qui veut dire : oppressé.


Il m’a répondu : “Ah, mais non ! il ne l’a pas écrit lui-même, c’est un éditeur qui a voulu compléter.” Nous avons fait un pari, car il était sûr de lui-même, il connait mieux la musique que moi, il vit continuellement dedans. Quelque temps après il m’a loyalement téléphoné pour me dire : “J’ai perdu, j’ai vu le manuscrit original de Beethoven et il y a bien “beklemmt” dessus.” C’est un petit exemple de ma théorie de la partition-musicale-psychologique.


Un dernier détail à ajouter à la musique : aux environs du 15 juin, je vais passer sur le billard pour la onzième fois. Je suis bien connu à la clinique de l’avenue de la Porte de Choisy, notamment des anesthésistes. Elles sont deux, j’ai tantôt l’une, tantôt l’autre, et, avant de m’endormir, j’ai toujours des conversations culturelles intéressantes. Elles recherchent un peu ma conversation à cette occasion-là. Avec l’une, ce sont des conversations musicales. Elle est passionnée de musique, elle a un mari musicien également. Avant de m’endormir, je lui fais des petites analyses musicales, la priant de noter les derniers mots que je lui dirai avant de m’endormir pour essayer de savoir si je me souviens les avoir dits – phénomène bien connu, comme vouloir sauter par dessus son ombre. Je lui promis de lui faire lors de ma prochaine opération une petite analyse du quintette de Franck. Je m’efforcerai de lui montrer comment avec deux notes seulement on peut construire tout un quintette. On répète les deux notes, on les renverse, etc., comment on fait un thème avec deux notes et comment, ensuite, on varie sur ce thème. J’espère arriver a lui montrer cela. Si ce n’est pas elle, je parlerai avec l’autre de la méthodologie de l’anesthésie.



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17 mars 1976


Certaines des journées pendant lesquelles ces entretiens sont datées. Par exemple celle-ci, du 17 mars 1976.
Autant que j’ai vu, toutes les dates sont des mercredis. JMLL a dit (en octobre 2010) à OS que les entretiens avaient lieu tous les samedis, je suppose qu’on en peut en déduire qu’ils avaient lieu une fois pas semaine (et le mercredi). MA

Maurice Le Roux


Le croisement de Gaston Leroux et Maurice Leblanc a bien produit un Maurice Le Roux, compositeur ancien élève d’Olivier Messiaen. MA

J. M. Je voudrais revenir sur le problème d’écouter de la musique ou d’en jouer : de même que vous êtes plus amateur de musique en tant qu’auditeur qu’exécutant, de même vous êtes plus…