Avant la guerre de 14, je faisais partie d’une petite bande de gangsters qui avaient entre dix et quinze ans et qui avaient l’habitude d’aller jouer dans les fortifications. Les fortifications de Paris étaient une merveille pour les gosses, avec des talus, avec la possibilité de dégringoler, de se cacher dans des anfractuosités, dans des arbres, etc.
Nous allions très souvent dans les fortifications de la Porte d’Italie. Aller, non seulement dans les fortifications, mais dans les quartiers de la Porte d’Italie nous était interdit par nos parents. C’était en effet dangereux. Même des années après, je me souviens être allé avec mon père dans des endroits où il ne m’aurait pas laissé aller seul – nous étions de grands marcheurs, nous allions de Paris à Versailles aller et retour à pied, pour le plaisir de marcher – surtout justement, soit du côté de Belleville et de Ménilmontant, soit du côté de la Porte d’Italie. Il y avait encore à cette époque-là (entre 1910 et 1914) un côté Mystères de Paris, des tas de terrains vagues plus ou moins dissimulés par des palissades et au milieu de ces terrains vagues, des boui-boui infâmes dans lesquels on ne serait jamais entré parce qu’on n’en serait peut-être pas sorti vivants. Je n’exagère pas. On en serait en tout cas facilement sorti dépouillés. Les rues étaient très belles, dans le genre rétro. Je dois avoir parcouru toutes les rues de Paris, je les connaissais extrêmement bien. Notre bande allait donc jouer du côté de la Porte d’Italie ou de la Poterne des Peupliers malgré l’interdiction des parents et il nous fallait être de retour à la maison pour le dîner vers sept heures.
À ce moment-là, j’habitais dans deux endroits suivant les cas, très différents mais très proches l’un de l’autre : quelquefois chez une tante près du square Montholon, quelquefois chez un oncle rue Saint-Georges. Quand il s’agissait de revenir, nous n’avions pas les moyens de nous payer l’omnibus à chevaux, or il nous fallait traverser tout Paris – j’aimais bien les omnibus à chevaux, je montais sur l’impériale et mon grand désir était de pouvoir m’asseoir à côté du cocher – à pied. À cette époque-là, traverser Paris à pied ressemblait un peu à une visite d’exposition de peinture : trois grands quotidiens, Le Matin, Le Journal et Le Petit Journal, tapissaient les murs d’affiches.
Ces journaux ne se différenciaient pas tellement par la politique. Le Petit Journal était à un niveau faits divers beaucoup plus bas que Le Matin et Le Journal qui avaient une clientèle un peu culturelle. Le Petit Journal vivait de faits divers comme maintenant Le Parisien Libéré, mais en beaucoup plus net. Il y avait une édition hebdomadaire qui faisait mes délices à cause des illustrations de la page de couverture : « Un taureau fait irruption dans une noce de village » ou bien : « Les atrocités des Anamites contre les Français » – à moins que ça ne soient les atrocités des Algériens. Mais ces journaux luttaient beaucoup plus entre eux par les feuilletons. Ils avaient leur feuilletoniste attitré. Zevaco était, par exemple, le feuilletoniste du Matin, avec Gaston Leroux et Maurice Leblanc pour Le Journal.
Chaque journal publiait simultanément deux feuilletons et au moment où l’un des feuilletons allait se terminer, on commençait un troisième feuilleton pendant les trois ou quatre derniers jours pour amorcer la pompe. Un peu avant qu’on ne commence un nouveau feuilleton, il y avait de grandes affiches aux couleurs vives sur les murs de Paris et qui quelquefois se succédaient sans dire de quoi il s’agissait, pour intriguer. On voyait des affiches absolument extraordinaires qui se répétaient le long des rues, de sorte qu’on voyait la même affiche trente ou cinquante fois entre la Porte d’Italie et le square Montholon. Je me souviens avoir vu par exemple une affiche qui montrait dans l’angle en haut à gauche un forçat avec un mufle horrible et des mains dont tombaient des gouttes de sang. Il y avait écrit : « Pas les mains ! pas les mains ! » Qu’est-ce que ça voulait dire ?… « Lisez Chéri-Bibi ». C’est une grande œuvre de la littérature, si vous en doutez, je vous en lirai un passage et il vous sera impossible de ne pas en convenir.
Je me souviens d’en avoir vu une autre, qui m’a moins impressionné sur le plan émotif que sur le plan intellectuel : on y lisait : « Il y a des pas au plafond… Lisez Balao ! » (de Gaston Leroux aussi, d’ailleurs). C’est la très belle histoire d’un anthropopithèque qu’on habille en homme et qui est un véritable justicier ; finalement il préfère fuir la compagnie humaine et retourner dans sa forêt natale pour y lire Paul et Virginie. Donc traverser les rues de Paris à cette époque-là, c’était vraiment la visite d’une exposition de peintures de choix, peintures sinon expressionnistes du moins expressives.
Les annonces des Arsène Lupin me plaisaient aussi, mais tout de même un peu moins. Un jour que je passais avec ma bande – nous jouions aux gendarmes et aux voleurs et je préférais bien sûr être voleur plutôt que gendarme – , je me suis trouvé devant une affiche, que j’ai revue à plusieurs reprises, et que je ne m’explique pas. Elle se présentait comme un quadrillage de cinq sur cinq, je crois, et dans lequel on voyait des illustrations de bande dessinée avec, au-dessous, des légendes. Je m’attendais à une couverture de L’Épatant ou de L’Intrépide. Or la légende du premier carré disait : « Le Professeur Contarel montre à ses invités, dans son parc, une hie (j’ai appris que c’est une demoiselle, mais qu’est-ce que c’était que cette demoiselle-là ?), une hie qui, grâce à un mécanisme ingénieux, est commandée (on ignorait à l’époque le terme programmer) par les fluctuations du vent et de la température de manière à prendre dans une grande réserve de dents, les unes intactes et 1es autres gâtées, pour les transporter et les déposer de manière à reconstruire une illustration représentant un reître allemand dormant, etc. » J’étais tout à fait stupéfait…
Dans un autre carré, la légende disait : « Le Professeur Contarel montre à ses invités le cerveau de Danton flottant dans du librium ou quelque chose dans ce genre-là et pensant par moments : De l’audace, encore de l’audace, etc.» Dans un autre encore, le Professeur Contarel montrait un sept de trèfle qui logeait, dans l’épaisseur du carton, des insectes extra-plats que le Professeur avait dressés à striduler un air de musique dont on donnait d’ailleurs la partition. Tout cela m’avait beaucoup surpris ; je n’avais rien trouvé dans ma formation antérieure qui pût m’amener à cela. Sous ce quadrillage, il y avait : « Lisez Locus Solus, Librairie Lemaire, passage Lemaire, 3 frcs 50. » Ma curiosité était vive mais je savais que je n’aurais jamais 3 francs 50 pour m’acheter ce livre-là, donc que je ne saurais pas ce qu’était Locus Solus. Mes parents qui ne savaient pas le latin n’ont pas pu me le dire. J’ai vécu des années sans le savoir et j’avais pratiquement oublié.
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Sur les terrains vagues à la Porte d’Italie, je citerais Brouillard au pont de Tolbiac (plus que les Mystères de Paris), même si ça se passe un peu plus tard que ce que raconte FLL. MA