Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

Les Mérovingiens [ce titre se trouve dans le manuscrit]

Après la débâcle, j’arrive à Marseille avec un costume sur le dos et un petit paquet qui contenait un peu de linge de rechange. J’ai été hébergé par mon cousin, seul parent proche qui me restait, mais je tenais à ne pas être trop longtemps à sa charge et j’ai cherché du travail. On a consulté les annonces des journaux, on en a fait passer une. J’ai reçu différentes propositions que j’ai dû écarter comme par exemple celle où l’on me proposait de garder un bébé de trois ans. J’étais prêt à faire n’importe quoi mais pas au péril des enfants de trois ans. Il se trouvait que le doyen de la faculté de Marseille était un bon mathématicien, je connaissais ses travaux et je suis allé le voir et il m’a promis de m’aider.

Une annonce m’a amené quelques leçons qui m’ont un peu dépanné: c’étaient les deux filles d’un avoué. L’une était en classe de seconde et l’autre de philo. Ces deux jeunes filles avaient reçu la meilleure éducation chrétienne qu’on puisse imaginer, elles étaient extrêmement bien élevées. Elles ressemblaient à s’y méprendre aux filles de la famille Fenouillard. Elles n’étaient pas bêtes et avaient le désir, inculqué par leurs parents, de travailler, d’avoir de la culture, etc. quoi que dans la vie, il faut surtout se marier. Mais enfin, tout de même, il faut avoir des connaissances, et je donnais des leçons de tout ce qui se fait en classe de seconde à l’une et de tout ce qui se fait en classe de philo à l’autre. Chacune avait trois fois une heure par semaine.

Je reçois un matin une lettre d’une dame qui me disait : “Voulez-vous venir me voir, je cherche quelqu’un qui pourrait s’occuper de mon fils.” Elle habitait un appartement somptueux. Quand on en avait franchi les portes, on tombait dans un hall avec des colonnes, un escalier de palais, bref, quelque chose d’assez étonnant. Je vois cette dame, une femme d’une quarantaine d’années, qui me dit : “Voilà, j’ai un fils charmant, mais il n’a jamais beaucoup travaillé en classe.” Il devait avoir une vingtaine d’années et, n’ayant jamais travaillé en classe, il en était resté à peu près au niveau de la cinquième de lycée. Il n’était pas question de lui faire reprendre les études de lycée et sa mère cherchait quelqu’un de cultivé, pouvant avoir des conversations avec lui pour lui donner une teinture de culture générale. J’étais tombé d’accord avec elle et elle me présente son fils. Un assez beau garçon, très sûr de lui. Il passait une partie de son temps aux courses et l’autre partie au Cintra à boire du porto sur la Cannebière avec ses copains et les filles. Les filles l’aimaient beaucoup, il était plutôt beau garçon, très gentil et généreux, il avait plein d’argent et payait des parties fines tout le temps. C’est un garçon qui n’aurait fait de mal à personne, il était très gentil avec tout le monde, avec moi aussi.

On a commencé nos conversations et je me suis très vite rendu compte que la culture ne l’intéressait absolument pas. Rigoureusement pas. Mais comme il était très gentil, il venait avec moi, il entendait ce que je lui disais mais ça ne l’intéressait pas du tout – ça ne l’ennuyait pas non plus, il pensait à autre chose. Il me payait toujours le Porto. Il aurait souhaité que ça se passe chez Cintra, qu’on boive du Porto et que sa mère me paye. Il ne demandait que cela ; il n’aurait pas voulu me faire perdre quoi que ce soit mais il ne tenait pas du tout à compléter sa formation en histoire, géographie ou littérature. Je m’escrimais à lui dire des choses passionnantes. J’avais commencé un peu trop ambitieusement, je me suis rendu compte ensuite qu’il fallait diminuer mon ambition. Je lui avais fait une petite histoire du monde, c’est dans mon vice, j’ai le goût de l’histoire générale, je lui avais dit quelques mots de la Préhistoire, ensuite, des Grecs, des Romains et de l’histoire de France – les autres, il n’était pas nécessaire d’en parler parce que ça ne serait pas venu dans les conversations – mais tout cela en quelques mots.

Vers la fin de l’année, vers le 20 décembre environ, je lui dis : “On pourrait faire une petite révision de ce qu’on a fait jusqu’à présent.” Je lui pose des questions mais il ne connaissait aucune réponse. Les questions étaient simples. A un moment donné je lui pose la question suivante : “Quel est le personnage extrêmement important pour toute l’histoire du monde qui est né sous l’empereur Auguste ; il est extrêmement important, même maintenant, on en parle tous les jours dans le monde entier, c’est vraiment quelqu’un de très important.”

Il cherche, il cherche et ne trouve pas. Je le mets sur la voie : “On fête son anniversaire à la fin de l’année, et Hitler a fait savoir que ce jour-là il n’y aurait pas de bombardement nulle part.” Il cherchait et ne trouvait toujours pas. Ça l’ennuyaitde voir que je souffrais qu’il ne trouve pas, autrement, il s’en fichait complètement, et tout à coup il a une illumination et me dit : “Les Mérovingiens !”

J’ai compris que nos relations devaient s’arrêter là.

[FIN DU TAPUSCRIT]