Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

Ressemblance et différence (titre du document source)

F. L. L. Certaines personnes ne voient que des ressemblances, alors que d’autres ne voient que des différences. Ce phénomène est particulièrement net lorsqu’il porte sur les êtres humains : différences de sexe, de nations, de classes sociales ou de races. Pour certains, il paraît évident qu’il n’y a aucune ressemblance entre les hommes et les femmes et qu’ils sont à jamais complètement opposés. De même entre l’Est et l’Ouest – Kipling : « Jamais l’Ouest ne rencontrera l’Est. » Il semble que pour ceux qui pensent ainsi ce soient des choses inscrites de manière absolue et indélébile dans des rapports humains. J’aurais plutôt tendance à rechercher les ressemblances, tout en n’écartant pas les différences.

Je vois très bien les ressemblances qu’il y a entre un homme et une femme, et je constate que, s’il n’y avait pas les ressemblances, je ne pourrais pas me contenter des différences, qui sont cependant merveilleuses et délicieuses. Pas seulement dans l’activité sexuelle mais aussi dans des moments d’activité intellectuelle : l’intellect d’une femme – de celle(s) que j’ai aimée(s) – est quelque chose qui n’est pas exactement sexuel et qui a tout de même un certain lien avec. Les plaisirs mathématiques que j’ai pu trouver avec des femmes sont indiscutables. Croire qu’il y a nécessairement une différence dans ce cas-là me paraît très ridicule.

Je m’aperçois donc qu’il y a énormément de ressemblances entre l’homme et la femme et, plus loin, qu’il y a énormément de ressemblances entre l’homme et les mammifères. Un chat, un chien ou un cheval me ressemblent beaucoup. Ces ressemblances, je les trouve chez tous les vertébrés ; je sens que j’ai quelque chose de commun avec une tortue, il peut y avoir quelque chose qui passe. Mais il y a subitement une discontinuité terrible avec les invertébrés ; chose curieuse, je l’ai ressentie bien avant qu’on m’ait appris la différence entre vertébrés et invertébrés. Il y a des gens qui ne sentent pas cela, qui n’aimeraient pas toucher un serpent et préféreraient toucher un ver.

J. M. L. L. Est-ce que cette empathie pour les vertébrés s’étend aussi aux vertébrés marins ?

F. L. L. De moins en moins. Il y a des gens que j’ai combattus et que je combats ; j’essaie toujours de repérer mes ressemblances avec eux. Il y avait ainsi des ressemblances entre les nazis et moi-même. À l’opposé, il y a de très grandes différences entre moi et les gens avec qui je combats. Pendant la Résistance, je ne me sentais pas résistant au sens que mes compagnons donnaient au mot. Je ne tenais même pas à en parler, ç’aurait créé des malentendus énormes. Il s’agissait d’atteindre un but pratique, nous menions le même combat sur ce point-là, inutile de parler du reste, on aurait abouti à se séparer sans rien faire.

Il y a quelques mois, la télévision a diffusé un court-métrage sur un centre de mongoliens. Voir un mongolien me met mal à l’aise, un malaise qui se combine à un sentiment de fraternité. Parmi les enfants qui nous étaient montrés, l’un semblait être le leader, ils s’étaient mis en rond et jouaient entre eux ; ce n’était pas très drôle et en tout cas pas compréhensible. Le leader s’est mis sur une chaise et a brandi l’autre avec des gestes étranges, qui faisaient penser à des gestes d’extra-terrestres. Les autres étaient de très bons spectateurs. J’avais donc le cœur serré en regardant le début de ce film. Mais ils ne semblaient pas malheureux, je n’avais pas de raison d’avoir le cœur serré, en tout cas au moment où je les voyais. Ensuite est venu un malaise qui petit à petit a fait place à de l’admiration, et finalement j’ai partagé leur joie. J’ai été un excellent public pour cet artiste mongolien. J’étais parti d’une différence très forte, j’avais débouché dans la ressemblance, et j’ai fini par ressentir comme une espèce d’identité. C’est au fond ce que je fais un peu en permanence dans mes rapports avec n’importe qui.

Fin de la Bande XIII.