Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

J. M. Je voudrais revenir sur une question de fond que pose l’OU.X. PO. En général, vous avez très bien expliqué que ce qui vous intéresse, c’est la création de nouvelles structures, et pas forcément l’aboutissement à des chefs-d’œuvre..


F. L. L. Non, je le souhaite, mais à d’autres à le faire.


J. M. C’est un renversement des méthodes de création suivies jusqu’à présent, les gens qui ont créé la forme sonate ou la forme symphonie ne se sont pas dit : on va créer une nouvelle structure, ils ont fait une sonate ou une symphonie dont ils pensaient probablement que c’était un chef-d’œuvre.


F. L. L. Dans la plupart des cas, c’est comme ça, oui.


J. M. Donc, la question est posée de savoir quelle garantie a-t-on de créer des structures vides qu’on remplirait ensuite ?


F. L. L. Bonne question que je me suis posée. Les cas de la littérature, de la musique, de la peinture, sont très différents. Restons dans la littérature : quoique le cas général soit celui que vous disiez, il y a eu des inventeurs de structures. Frédéric II de Sicile, homme pour qui j’ai une grande admiration et qui semble avoir eu un certain culte du disparate, un très grand souverain très cultivé, s’ennuyait de tous les poèmes qu’il pouvait lire. Il était entouré de toute la culture possible, scientifique, littéraire, musicale, picturale, de l’époque. Il avait demandé à son notaire de lui trouver quelqu’un qui trouve une nouvelle forme poétique. J’ai oublié le nom du poète, mais il a inventé le sonnet. Ça a donc été quelque chose de prémédité. C’est peut-être une exception à la règle, mais une exception importante.


J. M. C’était le premier oulipien…


F. L. L. Il y en a eu avant, mais c’est un de mes plagiaires par anticipation, c’est sûr. Mais enfin, je crois que dans l’Antiquité on en trouve aussi quelques-uns. Il y a un exemple plus modeste mais que je trouve charmant, c’est la contre-rime inventée par Toulet. Ses quatrains en contre-rimes : faire rimer un vers court avec un vers long, avoir des mètres croisés et des rimes embrassées, c’est une invention purement artificielle.


Il n’a pas été très suivi, mais ça a été très réussi. Mais ceci n’empêche pas que le cas général soit celui que vous posez. Donc, inventer une structure nouvelle : quelle garantie d’efficacité et comment pourrait-on en faire une idée et la mesurer ? C’est un problème que je me suis posé depuis très longtemps. Quand j’ai fondé l’OULIPO, je m’en suis préoccupé mais je n’ai jamais eu le temps de bien faire ce que je voulais.


Cette question sera traitée dans le troisième manifeste que je vais écrire. Pour répondre, du moins en partie, à la question d’une mesure d’efficacité, voilà l’une des méthodes que je propose – j’y ai pensé notamment en prenant en exemple le cas des Cent Mille Milliards de Poèmes de Queneau. Queneau prend dix sonnets de chacun quatorze vers, ce qui lui donne les cent mille milliards de poèmes. Mais, justement à cause de cela, qu’est-ce qui garantit que cette structure est bonne ?


Elle est quand même très acrobatique. Queneau a fait, à mon avis, une œuvre assez remarquable à plusieurs points de vue, et le premier, c’est le point de vue acrobatique – qui n’est pas tellement étonnant, parce que, remplacer un alexandrin qui rime par un alexandrin qui rime de la même manière, ce n’est pas très difficile. Il garantit l’enchaînement syntaxique, c’est beaucoup plus fort. De temps en temps, il a une petite négligence sur l’enchainement syntaxique et je crois que s’il avait fait un plus grand effort, s’il avait été aussi sérieux que pouvait l’être Bach en musique ou La Rochefoucauld en littérature, il aurait fignolé et l’enchaînement serait parfait.


Il y a mieux, et on ne l’a pas beaucoup remarqué : les dix sonnets initiaux sont des sonnets dans l’esprit de Queneau, qu’il aurait pu publier sans en tirer les cent mille milliards de combinaisons. Ce sont d’assez beaux sonnets, ils sortent assez du banal et de l’ordinaire. Ils ont tous une certaine atmosphère qui est l’atmosphère quénéienne et comme ils sont déjà un peu relâchés quant à la cohérence, ce qui permet d’augmenter la charge poétique, les cent mille milliards de poèmes qu’ils donnent ont une cohérence d’atmosphère sémantique, un climat, ce qui assez important.


J’ai proposé et je pense qu’on le fera, de généraliser la méthode de Queneau de la manière suivante : il a pris dix sonnets, et un sonnet a quatorze vers ; je propose de généraliser en commençant par beaucoup plus simple : je propose de prendre deux distiques. Deux fois deux, ça donne quatre distiques possibles d’après ce procédé. N’importe qui peut faire ça, les auteurs de bouts rimés font de très beaux couples de distiques, il y aura l’ enchaînement grammatical, bien sur, la rime, bien sûr, mais on peut même s’arranger pour faire de la cohérence sémantique. C’est beaucoup trop facile pour des gens comme Queneau, par exemple. Maintenant, il faudrait essayer soit avec trois distiques, soit avec deux tercets ; et puis on pourrait aussi essayer avec deux quatrains et quatre distiques (ce qui fait d’ailleurs le même nombre de combinaisons). Passons tout de suite au cas de deux quatrains et de quatre distiques, ce qui fait seize combinaisons dans les deux cas.


Quel est le plus facile, de travailler sur quatre distiques ou sur deux quatrains ? Qu’est-ce qui est le plus difficile à travailler au point de vue enchaînement syntaxique et éventuellement cohérence sémantique ? Si on ne tient pas tellement à la cohérence sémantique qu’on largue assez facilement de nos jours en poésie pour tâcher d’attraper, et il faut espérer qu’on y arrive, quelque qualité poétique, lequel des deux est le plus difficile ? Je propose ainsi d’aller en augmentant le nombre de poèmes et le nombre de vers des poèmes (je prends des poèmes réguliers pour commencer) et de pouvoir ainsi presque mesurer l’augmentation de la difficulté syntaxique et l’augmentation de la difficulté sémantique, et par conséquent, l’augmentation de l’efficacité poétique. Ce n’est qu’un procédé de mesure, mais qui me parait à considérer.


Je suis en train de mettre au point un certain nombre de procédés de mesure de cet ordre pour mon troisième manifeste. Autrement dit, je voudrais que mon troisième manifeste sorte l’OULIPO de son sommeil, car il se contente de faire des déjeuners sensationnels comme il en a fait un ici hier, où on ne pense plus qu’à la nourriture de Marie-Adèle et pas du tout à l’OULIPO. Il s’agit maintenant de faire quelque chose de plus serré et de plus sérieux – ça intéresse d’ailleurs beaucoup Claude Berge. Il nous a fait une très belle étude sur Feydeau. Il a cherché la combinatoire dans Feydeau – en vérité, il n’a trouvé aucun théorème combinatoire chez Feydeau. Beaucoup de fantaisie, c’est plaisant, mais ça ne va pas beaucoup plus loin.


Voilà par conséquent qui répond en partie à votre question. Autrement dit, en même temps que je propose de chercher des structures, il faudrait chercher des méthodes de mesure ou d’appréciation de l’efficacité des structures. Ce qu’on pourrait appeler l’efficacité, c’est, si on veut, l’enchaînement syntaxique, si on veut, la cohérence sémantique et, si on veut, un climat au moins poétique – ou émotif ou affectif. D’autres méthodes pourraient y parvenir, mais j’aimerais y penser un peu plus avant d’en parler. Mais ça m’a toujours, en effet, préoccupé. Ceci dit, supposez que j’apporte un meilleur instrument, on marchera sur un terrain un peu plus sûr et un peu moins fantaisiste – dans le mauvais sens du mot. Mais je ne sais pas si, dans l’avenir, on ne renversera pas la manière d’aborder la poésie, la manière d’aborder la musique aussi, tous les arts. Je ne sais pas du tout si une nouvelle forme de civilisation ne voudra pas passer de ce qui se fait maintenant à ce que je propose comme on est passé de l’artisanat à l’industrie.


Je ne parle pas de l’industrie avec ses aspects sociaux, mais avec ses aspects techniques, du passage des techniques artisanales aux techniques modernes. Je ne sais pas du tout si ces techniques sont vouées à l’insuccès. En général, les passéistes pensent que ce serait impossible d’aboutir à quelque chose – c’est-à-dire, par rapport à ce que je propose, tout le monde sauf les oulipiens. Même Tel Quel par exemple est complètement passéiste par rapport a cela.



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déjeuner sensationnel


Cet entretien a eu lieu le 10 mars 1976. Le compte rendu de la réunion Oulipo qui a eu lieu la veille, le 9 mars 1976, ne mentionne pas le menu du déjeuner si sensationnel… La réunion semble avoir été assez ordinaire à part ça. Y étaient présents FLL, RQ, CB, JB, LE, GP, HM, PB, PF, MB. (note de MA)

J. B. Vous vous êtes beaucoup intéressé à la création programmée de musique, ne pourrait-on parler d’ OUMUSIPO ? F. L. L. Oui, c’est l’ OUMUPO , il existe d’une manière un peu fantômale mais il…