Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

J’ai imaginé, conçu, avant la guerre un livre qui est paru après la guerre : Les grands courants de la pensée mathématique. J’avais eu l’idée de faire ce livre, qui aurait repris les choses tout autrement que les traités. C’était un livre qui devait être à la portée des gens qui désirent avoir une culture mathématique avec, au besoin, des pointes plus difficiles que d’autres mais, en général, un niveau assez élémentaire. Je voulais aussi le traiter de la seule manière dont je conçoive les mathématiques, d’une manière lyrique – c’est d’ailleurs la manière dont je conçois n’importe quoi. C’est pourquoi j’ai voulu appeler la première partie “Le temple, l’épopée, etc.” Je voulais avoir une cinquantaine d’articles, j’avais conçu un plan qui couvrait assez bien le domaine, et je suis entré en rapports avec différents collaborateurs possibles. À mon avis, il devait y avoir les trois quarts de mathématiciens, et si possible de grands mathématiciens ; et un quart de peu mathématiciens ou non mathématiciens. J’ai obtenu des promesses de collaboration, j’avais une liste extrêmement brillante – la plus brillante qu’on puisse imaginer au monde. Là-dessus, la guerre a éclaté et ça a été la guillotine pour ce livre qui n’est qu’un rescapé.

Avant la guerre, j’avais des lettres, des promesses de collaboration qui me venaient par exemple, de Van der Waerden, le père de ce qu’on appelle l’algèbre moderne ; de Hardy, le très grand mathématicien anglais de Théorie des Nombres – un original extraordinaire –; j’avais Sierpinski, j’avais des soviétiques comme Vinogradov qui a démontré un théorème qui ressemble à l’hypothèse de Goldbach, j’avais Hilbert, j’avais Birkhoff, un très grand mathématicien américain… Enfin, j’avais une liste impressionnante. Je comptais aussi écrire à Gödel, qui m’aurait sans doute répondu oui en voyant ma liste, j’aurais écrit aussi à Brouwer, le père de la théorie dite intuitionniste – qui n’est pas une théorie de l’intuition.

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Les grands Courants


Le livre Les grands courants de la pensée mathématiques est paru au début de 1948 (mars 1948, porte l’"achevé d’imprimer"). C’est la revue de poésie Les cahiers du sud qui l’accueillit. Dans l’avant-propos, Jean Ballard, le directeur de la revue, raconte la genèse de ce livre ainsi :

François Le Lionnais se trouvait à Marseille, en 1942. Séduit par l’étendue et surtout la clarté de son savoir, je lui suggérai de provoquer les explications des meilleurs mathématiciens de ce temps, et de les rassembler en un livre qui présenterait un tableau des recherches et de l’esprit des mathématiques actuelles.


C’est aussi ce que dit FLL dans le chapitre 24 de ce texte. La description « autrement que les traités », « de manière lyrique » qualifie bien cette entreprise originale et restée unique… pour laquelle il faut renvoyer à Mathématique : (récit), de Jacques Roubaud, qui lui consacre sa Bifurcation A : Les Grands Courants du Président Le Lionnais. MA


promesses de collaboration


Pour en savoir plus sur chacun des mathématiciens cités ici, on peut cliquer sur son nom dans la liste des mots-clefs à gauche du chapitre.

Il y a deux Birkhoff, père et fils, je pense qu’il s’agissait ici du père, George Birkhoff, un des premiers grands mathématiciens américains.

Pour ce qui est de David Hilbert et L. E. J. Brouwer, on pourra lire leurs vies (pas si brèves que ça) dans L’abominable tisonnier John McTaggart Ellis McTaggart et autres vies plus ou moins brèves de Jacques Roubaud. MA

Là-dessus, la guerre. J’ai été forcé de renoncer à toutes mes collaborations anglaise, américaine et soviétique, allemande, de sorte que j’ai perdu pratiquement les trois quarts des très grands internationaux. J’ai pu seulement…