Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo



Je me suis découvert une tendance très précoce à l’abstraction. J’imagine que je l’avais dès avant trois ans et que des spécialistes de psychologie animale auraient pu la déceler. Très enfant, je cherchais les correspondances qui peuvent exister entre les sons, les mots et les idées. J’étais déjà sensible au parallélisme entre la signification de ce qu’on exprimait et la manière dont on l’exprimait. Cette intuition était très vague.

La poésie, même médiocre, est quelque chose qui n’a pas son équivalent en-dehors de la poésie. J’aurais tendance – au lieu de voir comme d’autres de la poésie dans la prose, etc. - à croire qu’il y a d’un côté les poètes et d’un autre côté ceux qui ne le sont pas, qu’ils soient écrivains ou non. Un romancier est plus près d’un homme ordinaire que d’un poète. Bien sûr, i l peut y avoir des traces de poésie dans des proses merveilleuses, mais ce sont des exceptions.

Au début de la guerre, j’avais fait mon anthologie poétique, de manière à pouvoir emporter avec moi une majorité de poèmes qui me plaisaient. S’ilavait fallu que j’emporte les livres dont i ls étaient extraits, cela aurait représenté une véritable bibliothèque.

(feuilletage, commentaires rapides et lecture.)

[Bande XII, face 1]

J. B. G. Ce qui vous gêne, dites-vous, dans le rapport musique/paroles, c’est que les œuvres musicales ne coïncident pas avec la finesse de la parole employée en tant que telle ; mais la même remarque serait valable pour la plupart des formes artistiques. Vous suivre au pied de la lettre reviendrait à demander à ce que l’art ne soit qu’un décalque encore plus fin et plus précis de la réalité.

F. L. L. Je vous renvoie à mon texte sur Magnelli, dans lequel je développe l’idée qu’un certain art abstrait est la transcription extrêmement fine et la libération de potentialités de nos neurones mises à l’écart du fait de la vie. Il en est de même pour la musique.

J. B. G. Mais de même que vous opposez la voix chantée à la voix parlée, vous pourriez opposer la musique en général à la vérité et à la finesse des chants d’oiseaux.

F. L. L. Non, car ce à quoi je suis sensible, ce n’est pas la musique de la nature, c’est la mienne et celle des autres hommes. Je ne crois pas, par exemple, qu’on obtienne une très belle musique en installant une harpe éolienne dans les arbres. Ce qui m’intéresse, c’est de dégager des potentialités qui sont inscrites dans notre structure ce que nous ne pouvons pas dégager du fait de notre existence.

J. B. G. Vous devriez être intéressé par les travaux qui se font actuellement sur des voix enregistrées et dont on coupe les attaques. etc. Mais il semble que ce soit le matériau même qui vous déplaît.

F. L. L. C’est le fait qu’on a châtré la voix humaine, qu’on l’a empêchée d’être vraiment expressive. Au moment où je faisais la cour à une femme, ma voix et la sienne m’apportaient des choses que je ne trouve dans aucune musique notée. C’est un degré de finesse qui n’est pas atteint autrement.

J. B. G. Mais rien ne prouve que pour retrouver ce type de finesse dans l’expressivité i l soit nécessaire d’en passer par la voix humaine. Rien ne dit que la voix soit le meilleur instrument musical pour reproduire la voix.

F. L. L. Je pense en effet qu’on peut atteindre des nuances très remarquables par la seule musique instrumentale. Par la voix aussi ; mais la manière dont on les a associées a été absolument lamentable. C’est une combinaison chimique de deux éléments qui séparément ont montré qu’ils peuvent apporter beaucoup ; peut-être pourrait-on en faire une combinaison supérieure, mais jusqu’ici le résultat est toujours négatif.

J. B. G. C’est un peu comme s’il vous apparaissait sacrilège d’utiliser la voix comme un instrument musical.

F. L. L. Non, je m’aperçois que lorsqu’on l’utilise comme telle je n’y trouve plus ce que j’y trouve lorsque je l’entends. C’est expérimental.

J. B. G. Pourquoi chercher dans la voix chantée ce que vous trouvez dans la voix parlée. Le sacrilège serait de retirer à la voix ce qui fait sa qualité, à vos yeux.

F. L. L. Tout ce que je vois dans le chant, c’est une operation financière perdante.

J. B. G. Est-ce qu’on n’y gagne rien par essence ou bien parce qu’on n’a pas encore été capable de ?

F. L. L. Cela fait partie de la grande liste de questions auxquelles vous aimeriez que je réponde et auxquelles je ne réponds pas, par extrême humilité scientifique. Mais je crois qu’on devrait continuer les recherches : de même qu’on épie les gens en train de rêver, on pourrait les épier en train de parler de manière extrêmement expressive.

Ce qui m’irrite surtout dans les rapports musique/parole, c’est l’association stricte syllabe/note. Dans la plupart des cas, la musique n’est pas intéressante en soi, les textes non plus – avec une petite exception pour Wagner, qui vaut peu au lieu de ne valoir rien, il ne serait pas impossible qu’en associant une musique qui vaut peu de chose et un texte qui vaut peu de chose on obtienne quelque chose de merveilleux, mais ça n’a jamais été fait. Ce que je concéderai, c’est qu’un texte et une musique que je tiens pour médiocres, dans une association qui n’est pas aussi contraignante que celle de l’opérette ou de l’opéra, certaines chansons donc peuvent toucher des cordes dans nos souvenirs ; mais ce sont ces souvenirs qui comptent, ce qui nous est arrivé à ce moment-là. La chanson est un ersatz pour faire resurgir le souvenir.

[Bande XI . Face 2.] F. L. L. Je me suis toujours intéressé à mes rêves, mais ila fallu que j’attende l’après-guerre pour connaître les travaux de l’Ecole de Lyon, notamment sur l’existence du sommeil…