Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

J. M. A quel moment avez-vous essayé de comprendre ces régularités, à quel moment les avez-vous re-théorisées ?


F. L. L. Assez tôt, certainement. Quand j’ai été au collège de Melun, au fond, dès que j’ai appris l’algèbre – ce qu’on appelait l’algèbre à cette époque-là, l’arithmétique littérale – je me suis rendu compte que si on a (a+l) (a+2 ) etc., si on l’élève au carré, on aura évidemment le carré de a. J’ai fini par retrouver, à l’aide des lettres, l’explication d’une partie de ce phénomène. Je m’en suis rendu compte donc, probablement, dans ma douzième année. Jusque-là, je revenais continuellement à cela, je m’y accrochais, c’était plus fort que moi, il fallait que j’y revienne. Et je piétinais, je n’avançais pas !


J. M. Est-ce que cette découverte, dans votre douzième année, de la démonstration a eu un effet sur ce sentiment du merveilleux de la constatation qu’il y a des régularités ? Découvrir qu’on peut le démontrer a eu quel effet sur le sentiment intuitif ?


F. L. L. L’effet d’une puissance, de la puissance de la démonstration. Ça a plutôt diminué le merveilleux. Des tas de phénomènes très beaux – pas seulement en mathématiques – cessent d’être beaux lorsqu’une démonstration m’y amène. Mais par contre, d’autres beautés peuvent apparaître. On abandonne son enfance, d’une certaine manière. J’ai été émerveillé, beaucoup plus tard, au lycée, d’apprendre que la dérivée de la fonction [exponentielle] c’est [exponentielle]. Extraordinaire ! Merveilleux ! mais, après tout, il suffit de poser l’équation : y = y’. Il faut bien qu’il y ait une solution, et il y a quand même quelque chose d’un petit peu merveilleux : cette solution exige un nombre et pas un autre. Ça, c’est quand même un petit peu étonnant.


Il y a beaucoup de choses dont l’effet de merveilleux a disparu à la suite d’une démonstration, mais la démonstration me mettait sur une autre piste. Par exemple, le produit du plus petit commun multiple par le plus grand commun diviseur. C’est autre chose que le produit des deux nombres. Très étonnant ! Mais enfin, il suffit de les décomposer en facteurs premiers et de les regrouper. Oui, mais cette possibilité de les décomposer en facteurs premiers mène aux idéaux… à toutes sortes de choses. Bien sûr.


J. B. Abandonner son enfance, sens du merveilleux : est-ce que ça se reproduit à chaque étape de la progression mathématique ?


F. L. L. Je crois que c’est à peu près continuel. J’ai très peu d’exceptions. Je suis toujours sensible quand je regarde ce tableau que je viens de faire, je garde un sentiment d’émotion pour cette enfance, mais ce n’est plus merveilleux pour moi, c’est sûr. Continuellement, le peu de choses que j’ai trouvées m’a toujours émerveillé, en effet. Et dans les œuvres d’autres mathématiciens j’éprouve ce sentiment – qui disparaît aussi assez vite quand je suis passé à l’étage au-dessus. D’une certaine manière, mes émerveillements des mathématiques du 17ème, 18ème, 19ème siècles ont beaucoup pâli après Bourbaki. Bourbaki faisait disparaître des tas de choses, maintenant Bourbaki est en train de pâlir, c’est déjà très dépassé, d’une certaine manière.


J. M. Je pense qu’il y a tout de même quelque chose de particulier en ce qui concerne le nombre, cette fascination fantastique de la théorie des nombres. Il me semble que c’est un des seuls domaines, non seulement des mathématiques mais de la science en général, où la simplicité des énoncés n’a d’égal que la complexité des démonstrations.


F. L. L. Je crois que c’est un phénomène assez particulier aux mathématiques, pas seulement aux nombres. Vous avez par exemple en topologie le problème des quatre couleurs : son énoncé est très simple. Dans les mathématiques dites élémentaires également, en dehors des nombres.


Il y a quelques années, après avoir fondé l’OULIPO, j’ai créé une autre petite société qui n’a pas une très grande activité, l’OUMATPO. Ce n’est pas une chose comme l’OULIPO, il ne s’agit pas de faire des structures mathématiques, ce sont plutôt les mathématiques qui devraient nous apprendre quelque chose. J’y ai mis quelques amis qui aiment les mathématiques. A un moment donné, j’ai proposé de faire un congrès des Matpop qui aurait été – mais c’était irréalisable, je m’en suis rendu compte après – un congrès sur des problèmes qui peuvent être à la portée de tout le monde, disons à la portée de quelqu’un qui a son certificat d’études, mais qui n’a même pas son brevet élémentaire.


Nous nous sommes enthousiasmés pour cette idée, mais elle est irréalisable. Ou bien ce seront des choses déjà démontrées, et ce sera un petit congrès historique, ça peut se faire, ou bien il s’agit de conjectures qui n’ont pas été démontrées et, à ce moment-là, les topologues ne comprendraient pas forcément les spécialistes de théorie des nombres, ils resteraient étrangers les uns aux autres. Et puis, qu’est-ce qui pourrait se dire ? “Moi, j’en suis resté à tel endroit dans le théorème de Goldbach.” dirait l’un ou à tel autre dans tel théorème de topologie. C’est inconcevable. Donc, le congrès des Matpop n’a pas eu et n’aura pas lieu. On pourrait faire un petit recueil d’énoncés de matpop et de la position où elles en sont.


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dérivée de la fonction


Le tapuscrit dit « la fonction [] dont la dérivée est [] ». S’il suffit de poser l’équation (différentielle) y’=y, c’est qu’il s’agit de la fonction exponentielle, donc, e à la puissance x. Le nombre “exigé” est le nombre e =2,718…MA


le produit des deux nombres


Ici FLL veut dire (a dit ?) que le produit du ppcm et du pgcd n’est PAS autre chose que le produit des deux nombres.


Voici un exemple :
On prend deux nombres entiers a et b, par exemple 54 et 28. On les décompose en produits de nombres premiers,


54=2 x 3 x 3 x 3 et 28=2 x 2 x 7.


Le plus petit multiple commun de ces deux nombres est 2 x 2 x 3 x 3 x 3 x 7=756, leur plus grand diviseur commun est 2.
Le produit des deux vaut 756 x 2=1512 (comme le produit 54 x 28 des deux nombres). MA



idéaux…

Si, au lieu de considérer le nombre n, on regarde l’ensemble de tous ses multiples, on voit un idéal : l’idéal des nombres pairs si n=2, des nombres divisibles par 3 si n=3, etc. Les nombres divisibles à la fois par 2 et par 3 sont ceux qui sont divisibles par 6, ce qui peut se dire : l’intersection des idéaux engendrés par 2 et par 3 est l’idéal engendré par leur pgcd, 6. Tant que l’on ne parle que de nombres entiers, c’est juste une façon plus compliquée de dire la même chose. Mais voilà, ça peut se généraliser. Et alors… MA

le problème des quatre couleurs

Le théorème des quatre couleurs affirme que quatre couleurs suffisent pour colorier n’importe quelle carte de façon que deux pays voisins aient toujours des couleurs différentes. En 1976, ce théorème était un « problème », il a été démontré depuis. C’est un énoncé à la fois facile à comprendre et difficile à démontrer… et en plus la seule démonstration connue à ce jour (2011) est une réduction à un nombre fini (mais grand) de cas, qui sont ensuite traités par un ordinateur… MA

l’OUMATPO

L’Ouvroir de mathématique potentielle a vu le jour au début des années 1970, après l’Oulipo, l’Oumupo et l’Oupeinpo. Durant les 2 ou 3 séances de son existence sous ce nom, il a réuni des membres de l’Oulipo (François Le Lionnais, Raymond Queneau, Claude Berge, Paul Braffort et Jacques Roubaud) et des mathématiciens non membres de l’Oulipo (Georg Kreisel, Stanislaw Ulam, Gian-Carlo Rota et Pierre Samuel). Cet ouvroir a notamment travaillé à l’étude de problèmes mathématiques issue de la littérature et l’on pourrait donc désigner d’Oumatpien la partie mathématique du travail de Jacques Roubaud sur la sextine et de plagiat par anticipation les travaux sur la sextine d’André Tavera (Arnaud Daniel et la Spirale, p. 73-78) et de RQ (Note complémentaire sur la Sextine suive d’un Eloge de la SPIRALE par j. Bernoulli, p. 79-80), tous deux parus dans le N°1 des Subsidia Pataphysica (1967). Note rédigée par MA à l’aide d’informations données par Marc Gusatavino.

le théorème de Goldbach


Le “théorème” de Goldbach, dont il est question ici, est (toujours) une conjecture et le genre de problème à énoncé simple (et si difficile à démontrer qu’il est toujours irrésolu (et hésitant)): tout nombre entier (pair) est la somme de deux nombres premiers. Si populaire qu’il est mentionné dans la Vie mode d’emploi (sur la même page que le zeugme fondant). MA