Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

Je vous ai raconté comment j’ai commencé à lire dans le grenier de mes grands-parents, et dès ma cinquième année, je n’ai pas cessé de lire énormément, tout le temps. J’ai avalé des quantités de livres, lisant très vite et retenant ce que je lisais beaucoup mieux que je retiendrais maintenant. De ces lectures, ce qui m’intéressait le plus, c’était ou le roman populaire ou l’Histoire, les deux étant heureusement réunis dans Michel Zevaco. J’ai commencé à connaître l’Histoire de France avec Michel Zevaco et c’est ce qui m’a rendu farouchement républicain — il était quelque chose comme socialo-anarchiste ou PSU pour l’époque. De sorte que j’ai eu de tous les rois de France une idée absolument lamentable, qui m’indignait. Je savais que François 1er avait eu la syphilis, ce que je considérais comme honteux, bien que ne sachant pas ce que c’était. Le comportement de Marguerite de Bourgogne, la reine sanglante, qui faisait jeter ses amants dans la Seine, le comportement de Lucrèce Borgia, ne m’étonnaient pas, ça ne pouvait être que comme cela dans ces milieux-là !


J. M. Quelques-uns ont bénéficié d’un préjugé favorable, Henri IV par exemple.


F. L. L. C’est exact. D’ailleurs, dans les romans de Zevaco, Henri IV a un bon rôle en effet, il se trouve du côté des faibles contre les forts, il n’y a pas de doute, c’est très net. À tel point que sous la Révolution française, alors que tous les rois étaient dégommés, on continuait à chanter des chansons comme “La belle Gabrielle” par exemple, qui est Gabrielle d’Estrées.


Tout récemment, j’ai enregistré pour la radio deux émissions de détente où je parle seul sur l’histoire de la girafe de Charles X, une très belle histoire. À cette occasion, j’ai raconté l’histoire des éléphants sous la Révolution : au moment où la ménagerie a été affectée au Jardin des Plantes, sur la proposition de Bernardin de Saint-Pierre, on a commencé à y amener des animaux. Il y avait un éléphant qui s’appelait Hans et qui était seul. Il n’avait aucune compagnie féminine. Or, un jour, le Jardin des Plantes a reçu une éléphante – ça devait être vers 1796 ou 98 – qu’on appelait Parkie. On s’est dit que c’était l’occasion d’avoir enfin des éléphanteaux. On a organisé une grande cérémonie où le peuple a été convié pour présenter Hans à Parkie. Mais ils restaient à une certaine distance l’un de l’autre. Alors, on leur a joué “La belle Gabrielle,” puisque c’est une chanson érotique qui aurait dû décider Hans à se rapprocher de Parkie. Ça n’a servi à rien. On leur a donc joué le “Ça ira,” mais ça n’a rien donné non plus. C’est un peu plus tard qu’on s’est rendu compte qu’il y avait une très grande différence d’âge, Hans était très vieux et ne s’intéressait plus du tout à ces questions – Parkie aurait peut-être accepté.


L’histoire de la girafe est beaucoup plus belle, vous la connaissez, naturellement. La girafe a eu une célébrité extraordinaire pendant un peu plus d’un an, tout le monde venait la voir, elle avait été présentée à Charles X, à Madame Adélaïde, c’était un grand personnage. Finalement, la vogue de la girafe a disparu. Un jeune journaliste a publié dans Le Canard enchaîné de l’époque qui s’appelait La Silhouette les lignes suivantes : « À cette leçon frappante (l’attention se détourne de la girafe) bien des hommes devraient s’instruire et prévoir le sort qui les attend. Ainsi, tel est aujourd’hui président du Conseil des Ministres. Lui aussi depuis plusieurs mois occupe les esprits. La girafe n’avait pas fourni plus de sujets de conversation, de déclamations éloquentes, de spirituelles épigrammes. Encore quelques jours, et lui aussi sera oublié comme la girafe ». Le jeune journaliste en question s’appelait Honoré de Balzac.


Donc, avec Zevaco et quelques autres lectures, je me suis trouvé deux vocations un peu divergentes : celle du roman populaire et celle de l’Histoire.


J’ai nourri ma vocation de l’Histoire beaucoup au musée Grévin. J’avais la chance d’avoir une tante qui était caissière au musée Grévin, je pouvais donc y entrer comme je voulais, gratuitement. Le musée Grévin a joué un certain rôle dans ma sensibilité à des choses très différentes car il offrait une certaine variété de distractions. Il y avait les glaces déformantes qui m’intéressaient énormément – d’abord parce que j’aimais m’y voir, c’est très amusant de voir des caricatures, mais aussi parce que je me demandais comment c’était possible de se déformer de cette manière. Je ne m’expliquais pas très bien ce qui fonctionnait. Et puis, il y avait les figures de cire. Il y en avait trois catégories : les figures d’actualité – qui m’intéressaient de beaucoup le moins – toute une section sur le début du christianisme – qui ne m’amusait pas beaucoup non plus, je n’avais pas de préjugé, mais ce n’était pas assez palpitant – une partie consacrée à la Révolution – qui m’intéressait beaucoup plus – et quelques épisodes de l’Histoire de France, notamment Jeanne d’Arc à Reims. Là, c’était extrêmement réussi. C’était magnifique, avec des couleurs, des lumières, etc. Ça me raccrochait à certains aspects de l’Histoire. Mais, dans le musée Grévin, je ne trouvais pas que cela.