L’Académie des sciences et la Commune de Paris Michèle Audin

Michèle Audin

Il y avait donc eu ce 29 mai, après ces jours dont on eut du mal à parler normalement.

Il conviendrait pourtant, après avoir tant bien que mal évoqué combats, massacres, disparitions, d’en dire un peu plus, d’en dire autre chose – une suggestion du lecteur. De ne pas se contenter d’énumérer les victimes, la mort. Les communards défiaient la bourgeoisie, les coups allaient venir. D’évoquer les erreurs, pas assez de défense ? pas assez d’attaque ? De ne pas s’arrêter aux cruautés de l’armée versaillaise, mais de signaler l’ampleur nouvelle du rôle de police donné à l’armée.

Une séance de l’Académie des sciences s’était tenue, mais imaginer les discussions entre les vingt-deux académiciens présents est au-dessus de nos capacités. Puis il y eut un 5 juin. Alors l’enfer s’était tu. La traînée de sang qu’on avait vu couler, plusieurs jours durant, au fil de l’eau de la Seine, avait disparu, sinon des esprits, du moins de la vue. Les violences inouïes, inimaginables, allaient disparaître de la mémoire, en tout cas le souvenir de leur brutalité allait s’atténuer. Au point qu’on a aujourd’hui du mal à y croire. On voudrait dire que, les derniers jours, le temps était superbe. On oublierait donc que la fin de cette fin brutale, cruelle, atroce, s’était déroulée, le soir du samedi 27 mai, sous une pluie torrentielle. Le samedi matin, il faisait gris et lugubre, à torrents, le samedi soir il pleuvait à torrents, se souvint Lissagaray. Forte pluie le dimanche 28, où l’on nota qu’il était tombé 22,75 mm d’eau dans la cour de l’Observatoire.

L’Observatoire, avec ses grilles et son escalier, monumental lui aussi, était vraiment adapté à la guerre, adapté à tenir un siège, comme Delaunay l’avait expliqué, au début de l’année, à un responsable militaire à qui il avait offert, non pas les caves de l’Observatoire, inondables, mais le grand escalier.

Le vendredi, le 26 mai, tout était fini, bien fini, de ce côté-là. Pour l’essentiel, l’Observatoire était sauf. Jusqu’au dimanche 21, dit Delaunay, l’Observatoire n’avait pas été inquiété, mais à l’approche de la crise finale, dit-il encore, l’Observatoire a été envahi par les insurgés, qui en ont fait un centre de résistance. La terrasse supérieure, munie de ses parapets, leur a servi de forteresse, la terrasse a donc été la cible d’un tir nourri. Un des instruments avait été endommagé, comme le rapporta, avec beaucoup d’émotion, Yvon Villarceau dès le 29 mai. La bibliothèque n’avait pas brûlé. Pourtant deux obus versaillais avaient éclaté près de la fenêtre, l’un d’eux projetant des débris enflammés à l’intérieur. Villarceau avait utilisé comme rempart les caisses dans lesquelles on avait rangé des instruments pendant le siège.
Le vendredi, tout était fini. Dans la nuit du mardi au mercredi, les insurgés se réfugièrent à l’intérieur de l’Observatoire et mirent le feu à une pièce du rez-de-chaussée, probablement sans beaucoup de conviction. Incendier ces lieux symboliques du pouvoir qu’étaient l’Hôtel de Ville  et les Tuileries avait un sens beaucoup plus clair que celui qu’aurait eu l’incendie de l’Observatoire. Les « incendiaires » n’étaient d’ailleurs pas nombreux. Il y avait à l’Observatoire, seize à dix-huit personnes, dit Villarceau, les trois quarts composés de femmes et d’enfants, disons donc une douzaine de femmes et d’enfants et quatre ou cinq hommes. Ici on pense, entre autres gravures montrant Paris pendant les combats et publiées par l’hebdomadaire l’Illustration dans son numéro du 3 juin, à celle représentant une « colonne d’incendiaires conduits au Champ-de-Mars, dans la journée du 24 mai »: en tête de la « colonne » encadrée par des soldats versaillais à cheval, marchent des femmes et un enfant.
L’incompréhension, l’absence de communication, la terreur des uns ou des autres devaient être telles que nos astronomes n’étaient pas capables de comprendre que ces seize à dix-huit personnes s’étaient réfugiées dans l’Observatoire, réfugiées pour se soustraire au sort qui les attendait et auquel elles n’échappèrent probablement pas. Ce qu’on pouvait exprimer en disant que l’Observatoire avait été « libéré » si l’on n’était pas capable d’adopter une autre perspective.

L’Observatoire avait été libéré, dit en effet Delaunay, le mercredi 24. D’après Lissagaray, le mardi soir, à huit heures, l’armée versaillaise occupait, sur la rive gauche, le Corps législatif (l’Assemblée nationale), l’église Saint-Sulpice, enclavait l’espace compris entre la Seine, le boulevard Saint-Michel, la rue de l’École-de-Médecine et la rue Bonaparte, et jusqu’à la gare de Sceaux (Denfert-Rochereau) à l’extrême limite du XIVe arrondissement. Un photographe, qui habitait au carrefour de la Croix-Rouge, planta là son matériel, nous laissant des photographies non truquées de Paris pendant la Commune, pendant la Semaine sanglante.

Le mathématicien Gaston Darboux, qui était professeur au lycée Louis-le-Grand et habitait non loin du Luxembourg, assista à l’explosion de la poudrière du Luxembourg le mercredi, à la prise du Panthéon et la nuit suivante vit Paris qui brûlait de tous côtés, ainsi que le feu mis à l’appartement et à la bibliothèque de Joseph Bertrand. Mais y avait-il eu quelqu’un pour la défendre ?
Il y avait eu, par exemple, ce qui n’apparut pas dans les Comptes rendus, des employés de l’École polytechnique présents sur place, de sorte que celle-ci ne subit pas de grand dommage, même de la part du « ramassis de gens de tous les quartiers », deux bataillons de la garde nationale, qui l’avait investie dès le 19 mai, ce qui en avait fait un des derniers bastions de résistance de la Commune sur la rive gauche.
Le mercredi 24, à huit heures du soir, les Versaillais occupaient Paris de la Chapelle à la Butte aux Cailles, en passant par la gare de Strasbourg (de l’est), la porte Saint-Martin, Notre-Dame, la montagne Sainte-Geneviève et la Halle aux vins (Jussieu).

Le vendredi, tout était donc bien fini. Au point qu’on avait repris les relevés pluviométriques et de température, interrompus deux jours, les 24 et 25 mai, et que Delaunay, le Directeur de l’Observatoire qui était resté à son poste durant toute la Commune, avait pu, enfin, abandonner son bateau et quitter Paris, pensant passer quelques heures auprès de sa mère, comme l’avait expliqué l’astronome Marié-Davy le 29 mai – et Delaunay n’avait pu rentrer avant la séance, s’il avait manqué à ce devoir, expliqua encore Marié-Davy, c’est que des circonstances imprévues avaient retardé son retour. La répression n’était pas terminée. Il était impossible de quitter Paris et difficile d’y entrer.
Le vendredi, tout était fini. Aucun des comptes rendus ne donne d’information sur ce que sont devenus les « incendiaires de la Commune » qui avaient investi l’Observatoire – ou qui s’y étaient réfugiés. Simplement fusillés sur place ? Dans le quartier du Luxembourg, dit toujours Lissagaray, on fusilla, ce mercredi 24, nombre de femmes et d’enfants, accusés d’avoir tiré sur les soldats. Tout était fini aux alentours de l’Observatoire. Mais il restait des barricades dans l’est de Paris. La dernière barricade, dit Lissagaray, fut celle de la rue Ramponneau. Peut-être Lissagaray fut-il lui-même le dernier défenseur de cette dernière barricade. Mais ceci était déjà du passé.

Delaunay, plus prudent que son collègue Yvon Villarceau, mentionna « les jours de calamité publique que nous venions de traverser », sans préciser, ce qui fit de la phrase une constatation plus qu’une opinion. Sans trop forcer l’interprétation, « les jours » plutôt que « les semaines » ou « la période » permettent de penser que c’est surtout la Semaine sanglante qu’il qualifia de « calamité publique ».
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Couverture : La Disparition
de Georges Perec
La figure du 5 juin :



Donc K $\in$ C T, c’est-à-dire C D. Donc K = M.