Vous, tirant sur nous !
Vous, la Nation assassinant !
L’humain, un loup pour l’humain ? Un chacal ! Ou un porc ! Ainsi nous injurions : bandits ! filous ! calotins ! aristos ! roussins ! mouchards ! philistins ! Nous apostrophions, frangins, vos fils vous maudiront, criions nous aux soldats, ainsi qu’aujourd’hui nous vous maudissons. Car, incompris, Paris souffrait pour tous. Mais, combattants aux bras nus, nos munitions manquant, nous abandonnions nos positions. Un ami nous pansait parfois, parfois nous frappait d’un gnon qui, nous tuant, nous sauvait. Au coup d’un fusil, on titubait un instant, l’air surpris, on faisait trois pas puis on tombait à son tour. Toujours, fourbus nous mourions.
Ils ont mis Paris à sang. Du lundi, disions-nous, jusqu’au mardi suivant au moins, soit durant au moins huit jours, on assassina nos vaillants conscrits, nos turcos rigolos, nos gaillards lascars, partout dans Paris. Au son du canon, bruit, tambour, obus, clairon.
Mardi vingt-trois mai, au combat tomba Dombrowski, j’ai trahi diront-ils, dit-il non sans sang-froid, faisant allusion à nos divisions du jour d’avant où, discutant nous nous chamaillions, puis il mourut, Dombrowski, Polonais mort pour nous, vingt obus tombant partout autour, Dombrowski mort, là, dans son cardigan son pantalon noirs sanglants, Dombrowski qu’on coucha sur un brancard, qu’on baisa au front, qu’on couvrit d’un drap incarnat, dans un corbillard qu’on suivit, nous tous. Un copain fit son oraison. Dombrowski chu qu’un combat prit. Il savait qu’il lui faudrait mourir, mais n’oublions pas Dombrowski.
Passait dans l’air la voix d’airain
Aujourd’hui glas, bourdon, sonnait un tocsin
Sur un champ où l’on luttait, on fusillait, on poursuivait puis on mitraillait. On viola ici ou là, ainsi qu’un journal anglais, Morning Post, rapporta. On cloua sans raison trois ou dix passants mal connus à un mur. Ou un quidam qu’on prit à tort pour Varlin, pour Vingtras, pour Jaclard, pour Rigault ou pour Malon. Ou pour un Communard honni, qu’il fût ou non jacobin, qu’il fût pro-Proudhon, pro-Marx ou pro-Blanqui, qu’il fût ou non franc-maçon. Ou dont on crut qu’il avait suivi Garibaldi jadis. On tira à bout portant, sans sommation. On vit vingt moribonds, gisants, palpitants, qu’on balança d’un pont dans un canal. On fit parfois sortir du rang d’abord un gars au poil blanchi car son crin montrait qu’il avait vu juin d’il y a vingt-trois ans sans mourir. On fusilla pour un oui ou pour un non, plus d’un gamin du faubourg. Il arriva aussi qu’on clouât, par plaisir, un nourrisson à sa maman du pic tranchant au bout d’un fusil. Un judas moucharda son voisin (mais aussi, on cacha ici trois combattants, là huit communards, amis, compagnons ou inconnus, qu’ainsi l’on sauva). Matin, midi ou soir, on tortura, on nous fit souffrir, salauds à l’air dur voulant qu’on donnât un ami, un compagnon, un copain sûr. Mais non. On frappa à bras raccourcis dans maints coins obscurs, on assomma à la main. On pourchassait un qu’on soupçonnait jusqu’à la maison qu’il habitait, où l’on faisait irruption, où on l’abattait. Sur un trottoir, dans un couloir, puis sous un toit, on zigouillait, ou au fond d’un ravin, dans un parc ou un sous-bois, sous un buisson touffu d’où montait un cri plaintif. Car, courant, marchant ou rampant, où fuir ? Sous-sols, balcons, corridors ? Il n’y avait aucun abri sûr. Nous savions qu’il nous faudrait mourir.
Nous mourions, voilà tout, disions-nous plus haut. On vit parfois jusqu’à un soldat qui du canon d’un fusil s’amusait à sortir un boyau d’un corps pourtant mort, fort plaisant, non ? Ainsi raconta Lissagaray, plus tard. Mais nous dirons Lissagaray plus bas.
Mac Mahon, laquais lui aussi du grand capital, ainsi qu’avait fait son ami Cavaignac qu’il admirait, qu’il imitait, juin il y a vingt-trois ans, mai aujourd’hui, massacra, mais il fit plus, trois fois, dix fois plus. On dit qu’il avait du sang jusqu’au poitrail du canasson qu’il montait. Pourtant, nous avions, nous, un club, Salut public, qui fit qu’on fusilla, sur la fin, là-haut au coin d’Haxo, un cardinal, trois calotins, six mouchards, vingt-cinq civils, pas plus.
Vingt-six mai. Un vivant, humain, s’avança, dans l’ouragan d’obus qui obscurcissait tout, il obliqua ici, puis gravit, là, l’amas construit. Soudain il disparut, lui qu’un fusil foudroya – lui trois ans plus tard qu’on condamna à mort, au cas où – lui qu’on haïssait donc fort, dont on craignait, surtout, la voix. Lui dont Hugo avait dit qu’il n’avait pas cru qu’il mourrait.
Puis vint un matin où il faisait gris, obscur, angoissant. Puis un soir noir où il plut à flots. Puis, un vingt-huit mai, la fin, tous dos au mur, nous battant corps à corps, dans un trou tombal sous un gazon tombant parfois, tout là-haut tout au fond, au tumulus dont nous avions fait un bastion final, là où « à nous, Paris », avait dit Rastignac, dans un roman, du Balzac, oublions nos illusions. Nous savions qu’il fallait mourir.
Pour la Nation, pour vous tous, Paris succomba. On nomma sa mort « pacification ». Lissagaray conclut d’un navrant « tout fut fini ». À quoi nous ajoutons : sans capitulation.
Au jour suivant, dit-on, ça s’apaisa. Mais voici : il y avait d’abord un tribunal martial, un vrai abattoir, vingt-cinq magistrats mais pas d’instruction, l’inquisition, sans qu’aucun avocat fût saisi, la provocation faisait loi, au suivant ! vous, disait-on au voisin, qu’on accusait d’un complot, puis la condamnation, puis, Au mur ! criait un caporal, la mort toujours, on fusillait tout un rang d’oignons, vingt-huit vaincus, dont pourtant au moins un sur trois n’avait pas combattu. D’un if, d’un pin, d’un bambou, d’un thuya, d’un sapin, on fit un pilori. À Mazas, dans la prison d’abord puis hors, du sang coulait à gros bouillons. Car partout du sang avait jailli. À l’X, dans la cour où l’on fusilla tant, du sang gicla sur un mur, qu’on voyait toujours six mois plus tard. Du sang qui passait aussi sous un pont, dans un courant rougi, au moins dix jours durant, un flot qui fut vu aussi du quai Conti, sous l’Institut, au cours du lundi qui suivit.Aux captifs, aux vaincus !…
On condamna parfois à la prison, toujours sans aucun motif. À Satory, un bastion qui paraissait lui aussi un abattoir, on conduisit, on traîna, on parqua nos compagnons survivants, captifs. La nuit, on y voyait un fusil qui tirait au hasard sur un convoi qui passait où pourtant l’on chantait :
Tout ça dura dix jours ou plus, journaux, vils torchons plutôt, aux crachats humiliants, calomniant, poussant à la trahison, sonnant, triomphants, l’hallali. À la fin on visitait, un local administratif qui brûlait, un palais aussi, dans un parc, murs toujours flambants, on admirait, on applaudissait, vingt-trois brigands morts ici, un tas, baignant dans du sang. Il faisait bon, on flânait, on buvait du vin. D’un bistrot voisin, on rigolait aussi d’un convoi partant pour un cachot, on houspillait, à flots vomissants on injuriait un afflux d’hagards futurs bagnards qu’on traînait à Kourou, à Tahiti ou plus loin. Insouciant, on blaguait, on flirtait, on s’amusait d’un amas, vingt-six corps nus là, plus ou moins, sur un quai, dont on riait, d’un ton badin, qu’on taquinait, sifflotant, par plaisir, du bout d’un bâton agitant un haillon sanglant. Corps morts sur un trottoir, un trou tout noir au thorax. Aux bastions, accumulation, à Rivoli autour la tour aussi.Sauvons-nous, nous tous
Pour un salut commun
Groupons-nous
Oui mais
Nos mauvais jours
Finiront !
Puis, bruyants vols du bourdon, la population craignit la contagion, voulut qu’on stoppât la propagation du mal, trouvant soudain plus si distrayants, nos corps puants, nos corps pourrissants. Qu’on chlora donc, qu’on goudronna, nos os mordus par la chaux, qu’on transporta, tant d’inconnus, hors Paris, par fourgons, par wagons clos, corps qu’on inhuma la nuit dans un lopin, un sang impur qui nourrit vos sillons.
Puis, trois ans durant, on passa au tribunal, condamnations à mort, aux travaux dans un grand camp, forçats pour toujours, ou à la prison. Il y a toujours un cachot pour nos fils.
– Bon, mais qu’arriva-t-il à S*?
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folio : Amaryllis du mal,
Ch. Baud.
photo : Mur, MA
L’illustration du 28 + 1 mai :folio : Amaryllis du mal,
Ch. Baud.
photo : Mur, MA
Voir (28 + 1) mai (fin).