L’Académie des sciences et la Commune de Paris Michèle Audin

Michel Chasles trouva-t-il lui aussi les communards bien drôles ? Et d’ailleurs, donnait-il son cours à la Sorbonne pendant la Commune ? Et ses collègues ? Il est à peu près certain qu’il n’était pas un révolutionnaire, d’ailleurs son collègue Charles Hermite mentionna ici ou là ses opinions conservatrices dans sa correspondance. Pourtant, maintenant courageusement, comme on dit, comme on aurait pu dire, le flambeau de la science dans cette période troublée, il force notre respect.

Comment savoir ce qui s’exprima ce jour-là dans l’antichambre ? Que dit-on de l’attitude ferme du gouvernement, du drapeau tricolore qui flottait désormais sur le fort d’Issy, du traité de paix signé à Francfort le 10 ? S’amusa-t-on de ce que le directeur de l’Opéra eût été remplacé par un M. Garnier ? Savait-on la mort d’Auber ? La réouverture annoncée du musée du Luxembourg ? Que l’on pouvait visiter les appartements des Tuileries ? À ce sujet, parla-t-on de la maison de Thiers place Saint-Georges, que certains Communards appelaient place Georges, détruite ? Et se demanda-t-on ce qu’il adviendrait de ses archives et de ses bronzes ? Quant au linge, imagina-t-on qu’on s’en servirait dans les ambulances, qui en avaient grand besoin ?

Le journaliste de l’Officiel était présent.

– Ce serait un ben endroit pour en dire plus sur l’Officiel falsifié par les Versaillais.
– Oui. Le sommaire, dans ce faux Officiel du mardi 16 mai comportait un item « Académie des sciences », mais ce sommaire ne correspond pas au contenu. J’avais pensé que le sommaire avait été composé et que le contenu ait changé pendant la fabrication, il y avait tant d’autres choses à annoncer. Mais ça n’allait pas. Lissagaray a appris quelque part ce qui s’était passé pendant cette séance, puisqu’il le raconta dans son chapitre « Paris la veille de la mort ». Décrivant Paris au cours d’une longue promenade, il passe par l’École Militaire, puis :
Remontons les quais somnolents dans leur calme inaltérable. L’Académie des sciences tient toujours ses séances du lundi. Ce ne sont pas les ouvriers qui ont dit : « La République n’a pas besoin de savants. » M. Delaunay est au fauteuil. M. Élie de Beaumont dépouille la correspondance et lit une note de son collègue, M. J. Bertrand, qui s’est enfui à Saint-Germain ; ce mathématicien stérile n’est pas pour les audaces créatrices n’ayant jamais pu avoir un théorème naturel. Nous trouverons demain le compte rendu dans l’Officiel de la Commune.
Évidemment, il a écrit ça après, et il a lu le compte rendu. Il fallait donc bien qu’il y ait eu un compte rendu.
– Le chaînon manquant.
– Toujours le mot juste… ce que propose Gallica est, nous l’avons dit une prétendue « réimpression », voilà la page de titre :



Une authentique falsification… que lisent probablement aujourd’hui surtout des amis de la Commune, qu’ont lue des générations d’historiens, de militants, mais qui n’a pas été réalisée à leur intention, même si elle continue à les tromper, ce fut même exactement le contraire :
La réimpression du JOURNAL OFFICIEL DE LA COMMUNE, que nous commençons aujourd’hui, est le document le plus précieux que l’on puisse consulter pour l’histoire de Paris pendant les deux mois d’insurrection. Seulement, ce document, publié dans la capitale, n’a pu parvenir en province, et bien peu de personnes en possèdent la collection. Nous croyons donc faire une chose essentiellement utile et répondre à un besoin général en entreprenant cette publication, depuis le 1er numéro, en date du 19 mars, jusqu’au dernier jour, le 24 mai 1871.

Nous ne doutons pas que cette réimpression ne soit bientôt dans les mains de tous ceux qui veulent connaître la vérité sur le règne éphémère de ces hommes qui, complices des prussiens, ont mis Paris à feu et à sang et la France à deux doigts de sa ruine.
L’éditeur,
Victor Bunel

Note de l’éditeur. Par une circonstance inespérée et toute particulière, nous avons pu nous procurer le fameux numéro du 24 mai, imprimé à la Villette ; ce numéro presque introuvable, à n’importe quel prix, complète la collection du soi-disant officiel de la trop fameuse Commune.
Nous n’avons reculé devant aucun péril et aucune dépense pour livrer à nos lecteurs une œuvre complète, relatant au jour le jour les faits et gestes de ceux que la justice du pays va appeler à sa barre.

Ainsi dit l’éditeur, Victor Bunel, 10 rue du Cloître-Notre-Dame à Paris. Comme la référence aux procès l’indique, l’édition est datée de 1871.

Le compte rendu officiel publia une longue note de Michel Chasles, sur les propriétés des courbes d’ordre et de classe quelconque démontrées par le principe de correspondance, annoncées dans la séance du 3 avril, presque douze pages, quatre-vingts théorèmes dont cinquante-neuf sur les coniques et les autres sur d’autres courbes, tous ces théorèmes n’étaient pas nouveaux puisque trois d’entre eux étaient déjà parus dans un livre d’exercices de mathématiques spéciales, mais avec une autre démonstration.
La lettre de Joseph Bertrand à Léonce Élie de Beaumont suivit, il s’agissait de considérations relatives à la théorie du vol des oiseaux, qu’il eût été adéquat de faire parvenir par pigeon voyageur, mais la Commune faisait fonctionner la poste tant bien que mal et ce ne fut donc pas nécessaire. Cette lettre était écrite sur papier à entête du musée des antiquités nationales, au château de Saint-Germain, dont le conservateur était nous l’avons vu Alexandre Bertrand, le frère de Joseph, et ce fut sans doute dit pendant la séance, puisque S* rapporta que la lettre venait de Saint-Germain, ce qui n’est pas mentionné dans le Compte rendu. Par contre, la source de son appréciation, de son évaluation du travail mathématique de Joseph Bertrand nous est inconnue : elle ne vient d’aucune de ces deux sources.

La lettre parut sous l’étiquette « Mécanique appliquée ». Il se peut que Bertrand ait parlé du vol des oiseaux avec Élie de Beaumont et que celui-ci ait suggéré, pour ajouter de la matière à des nouvelles scientifiques plutôt maigres, que Joseph Bertrand écrivît cette lettre,
vous avez pensé que quelques réflexions relatives à la théorie du vol des oiseaux et à l’histoire de cette question difficile pourraient intéresser l’Académie,

dit ce dernier d’entrée. Il y critiquait certaines théories du vol des oiseaux, notamment les calculs faits par Henri Navier cinquante ans auparavant et selon lesquels le vol serait impossible, 
On voit, en effet, tous les jours des oiseaux voler, et il est compromettant de prouver mathématiquement le contraire,

commenta-t-il, la peur lui avait peut-être donné des ailes, mais elle ne lui avait pas fait perdre son sens de l’humour.


 



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Couverture et image :
la page de titre de la réimpression falsifiée
de l’Officiel, sur Gallica
 
 La figure du 15 mai :



= [A,T,N,F].