L’Académie des sciences et la Commune de Paris Michèle Audin

Michèle Audin

Si le 29 mai avait vu vingt-deux membres de l’Académie des sciences signer la feuille de présence, ceux-ci furent déjà trente-trois le 5 juin. En l’absence de Delaunay, c’est Chevreul, avec sa longue chevelure blanche, qui avait présidé la séance du 29 mai, en application du principe découvert par la narratrice lors de son compte rendu de la séance du 3 avril, Chevreul ayant présidé l’Académie en 1867. Le 5 juin, Hervé Faye avait réussi à rentrer et reprit sa place sous la statue de Colbert. Il commença par s’exprimer, comme dit le Compte rendu et comme suit, en revenant à Paris après une absence forcée et une angoisse de deux mois, dit-il, je me félicite, il méritait en effet des félicitations, en tout cas il s’accordait les siennes, de retrouver, au milieu de tant de ruines, l’Institut debout, et de n’avoir aucun de nos confrères à compter parmi les illustres et innocentes victimes de cette insurrection anti-française, voilà ce que l’on peut appeler une courageuse prise de parti, vous avez tenu fermement, ajouta-t-il, en utilisant de façon adéquate la deuxième personne, en ces temps néfastes, le drapeau de la science, montrant ainsi au monde entier que, si Paris peut cesser un instant d’être le centre politique de notre pays, il n’abdique pas du moins son rôle séculaire de capitale des sciences et des arts. Voilà qui méritait d’être dit. Après quoi, il est difficile d’imaginer qu’il n’y a pas d’ironie dans la mention de l’absence de Dumas, qui ne s’était pas montré depuis le 13 mars, par son collègue Secrétaire perpétuel Élie de Beaumont, lequel n’avait pas manqué une seule séance, citons le Compte rendu :

M. Élie de Beaumont annonce qu’il a reçu des nouvelles complètement rassurantes de M. Dumas. Retenu momentanément à Genève par des devoirs de famille, M. Dumas, qu’une impérieuse nécessité a pu seule éloigner un moment des séances de l’Académie, viendra reprendre sa place au Bureau dès que la santé de Mme Dumas, déjà presque rétablie, lui permettra de le faire.

Charles Hermite n’était pas présent lui non plus, ce qui fait que, même s’il prenait le long de la Seine pour se rendre à l’Institut, lui ne vit probablement jamais la longue traînée rouge (s’il vit les taches de sang sur le mur de la grande cour de l’École polytechnique lorsqu’il y retourna ne nous est pas connu). Il ne signa la feuille de présence pour la première fois après la Commune que le 12 juin. S’il n’y a pas de lettre connue dans laquelle il rende compte directement de choses vues – ou pas vues – pendant la Commune, les craintes qu’il a éprouvées sont très présentes dans son abondante correspondance plus tardive, en 1879, le gouvernement actuel, écrivit-il, n’a point mes sympathies car il nous mène je crois à l’anarchie et à une nouvelle commune, et en 1889, à un collègue allemand, un ancien ministre m’a annoncé la guerre avec l’Allemagne comme inévitable, si les troubles que l’on prévoit se produisent et que la commune devienne le pouvoir légal Bismarck viendrait chez nous rétablir l’ordre.
Plus tard, d’autres préféreront Hitler au Front populaire…

Sont ainsi présents ses opinions politiques, conservatrices et cléricales, et… son internationalisme. Quoi qu’il arrive, les droits de la science unie à l’amitié, écrivit-il au même collègue allemand, me demeurent sacrés, et jamais je ne mettrai en oubli que mes meilleures, les plus précieuses affections de ma carrière mathématique sont en Allemagne. Plus cachées sont quelques occurrences, disons, stylistiques, qui le rapprochaient d’auteurs contemporains qu’il ne lisait certainement pas, les froides régions de la réalité subjective, écrivit-il au même collègue allemand, ce dont on ne déduira pas qu’il se souvenait des eaux glacées du calcul égoïste du manifeste du parti communiste. Je renonce à vous développer de nouveau, lui écrivit-il encore, mon objectif que vous n’approuvez sans doute pas, de faire une science d’observation, des connaissances les plus abstraites en rapprochant (je n’ose dire plus) les mathématiques et la théorie des fonctions des sciences naturelles, en voyant dans les nombres premiers, les irrationnelles, les transcendantes, des réalités en dehors de nous, qui s’imposent avec la même nécessité que les substances et tous les êtres de la nature visible. Naturalisme ? Il n’est sans doute pas exagéré de penser que, même dix ans avant l’Affaire Dreyfus, les Œuvres de Zola ne trônaient pas sur la table de chevet d’Hermite.

Longtemps après, dit maintenant Sophie Kowalevski, j’ai lu les Comptes rendus, tâchant de faire coïncider mes souvenirs de l’époque, ceux des blessés, des ambulances et des barricades, et ma vie suivante dans ce milieu académique. Le manifeste du parti communiste, je l’avais lu, bien sûr, la mouvance révolutionnaire russe et polonaise à Paris, j’y vivais, j’y avais vécu en ces semaines du printemps 1871, puis lors du retour avec mes parents après les massacres pour sauver mon beau-frère, je m’y étais replongée en 1882, mes amis, des émigrés, des réfugiés, je me souvenais de Dombrowski, et c’est en même temps, exactement en même temps, que je fis la connaissance de Charles Hermite. C’est moi qui lui appris que Lindemann avait démontré la transcendance de $\pi$, à lui qui avait montré, neuf ans plus tôt, celle de e, pour ce qui se passait à Paris, il savait tout, il était au courant de tout, mon passage à la Société mathématique, ma séparation d’avec mon mari, Madame Hermite était au courant, elle aussi, et jamais elle ne m’invita dans son salon, il avait lu mon article sur la double réfraction qu’il présenta à l’Académie, il disait que les portraits que l’on faisait de moi étaient très en-dessous de l’original, il l’avait même écrit à un de nos amis communs, il s’inquiéta de ma fortune auprès de cet ami, étais-je riche, nous fûmes invités ensemble à Viroflay, il m’accorda tout son soutien, pas pour trouver du travail en France, il disait que j’étais extrêmement intelligente et que je comprendrais, tout ça accompagné de pressions pour que je finisse au plus vite mon mémoire sur le solide, et pour que je fasse obtenir une décoration suédoise, l’Étoile polaire, à son beau-frère, quel infantilisme, tous les deux, quand même, et il insistait, j’avais même essayé de déménager sans laisser d’adresse pour pouvoir travailler calmement.
Je n’ai jamais rencontré Michel Chasles, cet éminent géomètre. Des lettres de cinglés, ça oui, j’en ai eu ma part, on me connaissait comme mathématicienne, alors, sur le postulat d’Euclide, celui-là, même Joseph Bertrand s’y était laissé prendre qui en avait communiqué une démonstration à l’Académie des sciences, il faut dire qu’il ne connaissait pas Lobatchevski, sur la quadrature du cercle aussi, même après Lindemann, pourtant, si $\pi$ est transcendant, la quadrature est impossible, ou sur Fermat, des démonstrations fausses, oui j’en ai vu quelques-unes. Delaunay non plus, le pauvre, noyé au cours d’une promenade en bateau, même pas au large mais dans la rade même de Cherbourg, deux ans plus tard il était mort, et bien sûr, non je ne l’ai pas connu.

 
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Couverture : Comptes rendus de l’Académie des sciences
29 mai 1871
portrait de Charles Hermite
dans la sextine de l’introduction

 
La figure du 5 juin :



Donc K $\in$ C T, c’est-à-dire C D. Donc K = M.