À propos du vers (prétendument prosaïque) de Raymond Roussel
 
            Je lis dans Vingt mille lieues sous les mots, Raymond Roussel d’Annie Le Brun (Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1994), à propos de La Doublure : « A-t-on jamais lu vers plus prosaïques ? » Je lis dans sa préface à la nouvelle édition des Œuvres complètes de Raymond Roussel, tome I (Pauvert, Paris, 1994) : « …tour de force d’écrire de la prose en vers ».
            « Écrire de la prose en vers », la formule vient de François Caradec « les prouesses d’ « écrire de la prose en vers » Raymond Roussel, Pauvert 1972 et Fayard 1997, p. 77. En réponse à ma demande, Caradec me dit que c’est une citation de Michel Leiris.
            Je n’ai pas trouvé dans Leiris cette citation exacte (il s’agit peut-être d’un propos oral), mais dans Conception et réalité chez Raymond Roussel (Critique n°89, 1954), Leiris écrit : « On ne voit pas qu’elle [la rime] ait pu lui servir de moteur ; l’on dirait, au contraire, qu’il y a mise en vers de quelque chose qui pourrait être dit en langage prosaïque. »
            Ce que dit Leiris n’est pas très clair, pour le moins. Hormis le fait qu’il se méfie a priori et théoriquement (comme Annie Le Brun) d’une technique tournant à la « règle de fabrication figée » (Roussel l’ingénu, Fata Morgana, 1987, reprise d’un texte de 1936 publié dans le n°268 de la NRF), il semble méconnaître le fait que la pratique de la rime représente une difficulté qui a son action propre (qu’on aligne des rimes ou des mots-rimes avant d’écrire ce qui va venir entre, ou qu’on écrive au fur et à mesure les vers rimant …). L’effet « moteur » existe dans la pratique de la rime comme avec toute espèce de contrainte littéraire, et je ne vois pas comment Roussel aurait pu échapper à ce phénomène. Si l’on traduit en vers un texte de prose, on rencontre assez couramment un effet retardateur ou centrifuge qui peut écarter du droit chemin de la traduction.
            « Écrire de la prose en vers »…
            Cette convergence, sinon de vues, du moins de termes, chez des auteurs aussi différents qu’Annie Lebrun, Michel Leiris et François Caradec me surprend. Je voudrais m’y arrêter un peu.
 
            Quelques mots sur la versification roussellienne, ou plutôt les versifications rousselliennes. Il me semble qu’il y en a trois différentes.
            La première (chronologiquement), c’est celle du poème intitulé « Mon âme » écrit à l’âge de 17 ans, publié trois ans plus tard, juste après la Doublure et republié beaucoup plus tard à la suite de Nouvelles Impressions d’Afrique, quand Roussel a 55 ans. Il meurt l’année suivante. Ce poème a l’air d’ouvrir et de fermer la parenthèse de l’œuvre de Roussel. Entre les deux dates, le titre change : Mon âme devient L’âme de Victor Hugo ou plutôt, Mon âme devient un poème dans le poème, que Roussel présente ainsi : « Une nuit je rêvai que je voyais Victor Hugo écrivant à sa table de travail, et voici ce que je lus en me penchant par-dessus son épaule : Mon âme, etc… » Suit le poème.
            On a : 1894-97, Mon âme      —        1932, L’âme de Victor Hugo.
            Dès 1897, Mon âme est un poème d’auto-proclamation du génie roussellien, occupé à la forge de l’inspiration et du travail, avec un je qui gouverne, reconnu, visité, adoré, adulé, en gloire, qui a des visions dont il fait monter « un prodigieux récit ».
            Hormis la ponctuation et des espacements tous les quatre quatrains plus importants qu’entre chaque quatrain, il y a deux variantes entre les deux éditions :
            . Le quatrain
 
                                                          Pour ne plus voir ces idolâtres
                                                          Je travaille en fermant les yeux,
                                                          Sans souci de ces roussellâtres
                                                          Qui me mettent au rang des dieux.
 
(quatrain d’une modestie exemplaire) devient :
 
                                                          Pour ne plus voir ces idolâtres
                                                          Je travaille en fermant les yeux,
                                                          Sans souci de ces                        lâtres
                                                          Qui me mettent au rang des dieux.
 
Le blanc de deux syllabes qui n’est plus rou-ssel de roussellâtres, n’est pas non plus hu-go de hugolâtres, comme s’il voulait ménager la double possibilité. En revanche le pénultième quatrain du poème
 
                                                          À cette explosion voisine
                                                          De mon génie universel
                                                          Je vois le monde qui s’incline
                                                          Devant ce nom : Raymond Roussel.
 
(quatrain d’une modestie exemplaire) devient (en chargeant plus modestement Hugo de cette immodestie) :
 
                                                          À cette explosion voisine
                                                          De mon génie universel
                                                          Je vois le monde qui s’incline
                                                          Devant ce nom : Victor Hugo.
 
            Roussel n’a pas modifié le vers deux de son quatrain pour qu’il rime avec Hugo.
 
            Si l’œuvre de Roussel est parenthésée, entre les deux états de  « Mon âme » :
Mon âme   (le reste de l’œuvre de Roussel)   L’âme de Victor Hugo
comme d’ailleurs elle également parenthésée entre deux vues de lorgnette, celle de La Vue et celle de Nouvelles Impressions d’Afrique (c’est du moins ce que Roussel laisse entendre dans Comment j’ai écrit certains de mes livres), le poème L’âme de Victor Hugo est lui-même un parenthésage : L’âme de Victor Hugo (rêve de Roussel ((le poème Mon âme de Victor Hugo)) rêve de Roussel) L’âme de Victor Hugo.
            On peut faire plusieurs interprétations : le possessif de Mon âme concerne, en 1894-97, Roussel : Roussel est l’auteur de Mon âme. En 1932 il concerne Hugo. Hugo écrit Mon âme.
            Autre interprétation, non contradictoire avec la première : Mon âme, à moi, Raymond Roussel n’est rien d’autre, en fin de compte, qu’une parcelle de l’âme de Victor Hugo. C’est Victor Hugo qui écrit mon âme, ma personnalité, et qui écrit Mon âme. Moi, Raymond Roussel, je suis phagocyté par Victor Hugo.
            Autre interprétation, non contradictoire avec les deux autres : c’est moi, Raymond Roussel, qui phagocyte Victor Hugo puisqu’il est entre les parenthèses de mon rêve.
            Pour revenir à la versification, les vers de ce poème sont des octosyllabes en quatrains abab, rimes m/f alternées. Quatre quatrains font : abab abab cdcd cdcd. Cette versification évoque le Hugo des Chansons des rues et des bois ou le vers parnassien. C’est un vers sage, le plus sage de Raymond Roussel.
 
            La deuxième versification, c’est celle de La Doublure, de La Vue, de La Seine, des Têtes de carton du carnaval de Nice… longs textes narratifs, textes descriptifs mais en général avec personnages, textes dramatiques.
            Ces textes sont en alexandrins bien comptés, à rimes plates, deux masculines, deux féminines en alternance, résistance bien hugolienne à l’éloignement des échos.
            Dans cet alexandrin roussellien, on est loin d’un inventaire des hardiesses et agressions contre le vers classique qui apparaissent presque trente ans plus tôt chez Verlaine, Corbière ou Rimbaud et consorts. Jamais de césure médiane au milieu d’un mot. Pas de césure épique, lyrique ou contre-lyrique. Roussel accueille seulement les libertés de Hugo mais accumule enjambements et rejets. Plus hardi que Hugo, il ne craint pas la présence en position 6 d’un monosyllabe, souvent mot-outil. La fréquence exceptionnelle de ce phénomène, par rapport aux poèmes des parnassiens, me semble contredire ce que dit Jean Ferry dans Une étude sur Raymond Roussel (Arcanes, Paris, 1953) : « Les vers de Roussel, que ce soit dans La Doublure ou dans La Vue se lisent avec la tiède aisance des diarrhées de François Coppée ». Nullement. La césure classique, en particulier, est constamment bafouée chez Roussel, rarement chez Coppée.
            Je note encore la forte tendance à mettre le poème en strophes distinctes et inégales pour des raisons sémantiques : mieux différencier entre elles des parties, comme chez Hugo ou dans le texte de théâtre. Cette mise en strophes amène souvent à scinder en deux un vers provisoirement final, dont la seconde partie commencera la suite.
 
            La troisième versification, c’est celle de Nouvelles impressions d’Afrique, chronologiquement la dernière. Ce n’est pas autre chose que la deuxième façon, avec l’ajout systématique du parenthésage.
            Si je prends “ I – Damiette ” , on a :
— (—((—(((—((((—(((((—)))))—(((((—)))))—))))—)))—))—)—
L’ouverture d’une parenthèse peut se faire en début de vers ou à l’intérieur. La fermeture en fin de vers ou à l’intérieur.
            [J’observe qu’on pourrait durcir la contrainte en s’obligeant à finir le vers interrompu en retrouvant après la fermeture un nombre de syllabes qui finirait le douze commencé plus haut ! Soit un vers : trois syllabes (neuf syllabes, on trouverait à la fermeture de la parenthèse : neuf syllabes (trois syllabes.]
            La lecture est encore hachée par des notes en bas de page, versifiées, qui, selon les exigences de la rime, demandent à être lues intercalées. P. 9, vers 6 (édition Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1963), on voit que la rime en bout revient dans la note, comme la dernière rime de la note, -tune, revient à la suite du texte.
            Comme dans sa deuxième versification, Roussel évite toujours que la césure médiane tombe au milieu d’un mot. Même si l’on trouve p.15 :
            — L’architecte, si lorsqu’// il porte, pas plus grosse
ou
            D’autorité l’ultra-// moderne dramaturge
qui rappelle la coupe de Rimbaud au milieu de tohu-bohu dans Le bateau ivre :
            N’ont pas subi tohu-bohu plus triomphants.
et p. 19 :
            Tel qu’excentrique, avec l’accent d’un fils de John
            Bull, sur la piste il parle à l’écuyer, le clown ;
séparation entre un prénom et un nom à la coupe de vers.
On remarque dans les deux dernières citations la tournure Chinook observée par Vendryès et Queneau dans la langue parlée, consistant à antéposer le pronom habituellement de rappel et repousser le substantif à la fin de la phrase : « elle les a mangés les choux, la chèvre »…
            Ici : « S’il risque (…) l’ultra-moderne dramaturge. » ou : « Il parle à l’écuyer, le clown. »
            C’est l’un des exemples excessivement nombreux de métapositions, ici, à mon avis pour deux raisons : premièrement les contraintes habituelles du vers, p.9 :
            Brûle en route un marchand train, à qui voit leur lutte,
Pour éviter la césure médiane : « brûle en route un train mar / chand, à qui voit leur lutte ».
Et deuxièmement, le moule distique, donc étroit, un long temps utilisé dans le poème pour aligner les sujets de méditation minuscules (presque de la sous-conscience à la Sarraute, il y a d’ailleurs énormément de pensées scatologiques) de tout un chacun posant, rigide, devant un photographe qui lui tire le portrait :
Un exemple p.11 :
            — La fermière, à l’aube, en passant son caraco,
            De quel coq debout la mit le cocorico ;
Il y a là un côté Belle marquise qui est assez charabiesque…  C’est un sujet de méditation : la fermière se demande le cocorico de quel coq la mit debout. Mais notons que « debout », de ce fait, hésite un instant avant d’être attribué au coq ou à la fermière.
autre exemple p.11 :
            — L’Yankee si, pour de bon, plus lisse est qu’une orange
            La terre, alors qu’il grimpe à l’Alleghanys Range ;
La métaposition du substantif enjambe le vers ! Même Rimbaud ne fait pas ça, qui enjambe le plus souvent dans l’ordre naturel de la phrase !
            Et plus encore, évidemment, entre p.7 et 19,
            —((Pouvoir du retoucheur ! lorsque arborant ses gemmes
            (((—((((—))))—)))
            Se fait prendre en famille une beauté qui, mûre,
            N’entend plus sur ses pas monter aucun murmure,
            De mère, sur la plaque, elle se change en sœur ;))—
Le sujet métaposé de la phrase (une beauté) apparaît 151 vers plus loin que la proposition participe qui grammaticalement s’y rattache ! 151 vers plus loin (sans compter les notes). C’est sans doute un record de métaposition pour raison versificatoire.
Et dernier exemple très intéressant, p. 19, le « ciseleur de vers »
            Qui – sans cesse y cherchant la plus millionnaire –
            Des rimes sait par cœur tout le dictionnaire ;
Le « Des rimes » qui était déjà chez le Rimbaud de « Ma bohème », à cette même place, en enjambement dans l’ordre naturel de la phrase, est ici syntaxiquement ambivalent. Le ciseleur cherche (par-dessus le tiret fermant) la plus millionnaire des rimes (ordre naturel de la phrase) et sait par cœur tout le dictionnaire des rimes (métaposition).
            Si les métapositions sont un solide critère de vers, je vois de moins en moins, chez Roussel, de la prose en vers.
Quand Roussel dit, métaphoriquement, p.15. en note :
            Pour que d’un travailleur les œuvres soient illustres,
            Il faut que sur sa tête aient passé force lustres ;
            Seul le chêne est prospère, envahissant, ombreux,
            Dont le tronc est strié de ronds déjà ombreux.
je vous renvoie au dessin de tout à l’heure :
— (—((—(((—((((—(((((—)))))—(((((—)))))—))))—)))—))—)—
C’est l’alternance du bois tendre bois dur. Le bois dur est la pousse d’hiver, contrainte, serrée ; le bois tendre est la pousse de printemps, remplissage, diarrhée… Et que sont deux rimes sinon deux parenthèses ? avec dix ou onze syllabes glissées entre dans le système plat de l’alexandrin, quatorze ou quinze dans le système croisé de l’octosyllabe de Mon âme.
 
            Alors, vraiment, est-ce que tout cela, cette ténacité rousselienne à maintenir certaines des contraintes du vers classique tout en s’en imposant d’autres qui vont dans le sens de potentialités non encore traitées de ce vers, est-ce que tout cela autorise à qualifier son vers de prosaïque ? Je pense que cette position révèle chez Leiris un déni de la modernité possible du vers en tant que vers, déni qui ferme toute perspective formelle de l’alexandrin. Je dirais plutôt que le vers de Roussel est beaucoup moins prosaïque que le vers classique.
            Dans le vers classique, disent Milner et Regnault (Dire le vers, Le Seuil, paris, 19 ? ?) « la coïncidence entre détermination de vers et détermination de langue est toujours la plus parfaite possible ». D’accord, c’est une façon de faire un vers doux, tout à fait admissible dans la langue.
            Mais si la coïncidence est des moins parfaites – ainsi chez Roussel –, le vers ne s’exhibe pas moins, il s’exhibe plus ! S’éloigner du vers classique n’est pas nécessairement s’éloigner du vers. Le vers classique n’est pas tout le vers !
            Pour convaincre le lecteur de son affirmation et de celle de Leiris, François Caradec, p.41 de son livre de 1997, est conduit à disposer en prose continue (sans saut de vers) un extrait de La vue. Soit, la rime semble s’estomper. Le compte est difficile à rétablir. Mais ce ne serait pas différent avec Le cimetière d’Eylau qui brouille à sa façon, par le dialogue interne, la fameuse coïncidence classique. De même avec ce que disent les « Voix dans la foule » dans le Cromwell du même Hugo (1827), avec Corbière, avec Laforgue ou Mallarmé… et je n’ai jamais entendu dire que leur vers était pour autant prosaïque !
            Non, je crois qu’il s’agit d’une contamination sémantique sur le terrain formel. Le vers de Roussel serait prosaïque parce que Roussel n’a pas peur de la narration, parfois (et seulement parfois) de la description prétendument la plus plate.
 
            Quand Rousssel parle de la versification, il parle de travail, de beaucoup de travail. Il compte les années. Il compte le temps mis au vers. À propos de Nouvelles Impressions d’Afrique : « On ne saurait croire, en effet, quel temps immense exige la composition de vers de ce genre. » et « Je constate qu’il m’a fallu sept ans pour composer les Nouvelles Impressions d’Afrique telles que je les ai présentées au public. » in Comment j’ai écrit certains de mes livres. Il faut se rappeler l’Avis qui sépare en deux la scène première de l’acte II de la Princesse d’Élide de Molière, (pièce que je considère comme inconsciemment dédiée à l’élision du e muet). Molière écrit : « Le dessein de l’auteur était de traiter ainsi toute la comédie. Mais un commandement du Roi qui pressa cette affaire l’obligea d’achever tout le reste en prose (…). » Hé oui, c’est peut-être pour cela que Flaubert écrit des vers en prose, comme n’a pas dit Michel Leiris.
 
            L’argument massue de ceux qui voient ici de la prose en vers est de dire que pas de rythme. Mais pas de rythme a bien l’air de vouloir dire : pas de rythme classique.
            C’est que la poétique de Roussel est égalitaire au sens où l’entend récemment Michelle Grangaud. Les éléments constitutifs de son vers ont à être égalisés. Ce n’est pas qu’ils soient monotones, mornes ou prosaïques. Ils sont égaux. Compte, rimes, césure, accents, syntaxe : une pesée égalitaire des critères. Il n’y a pas toute la place pour la syntaxe naturelle et sa coïncidence avec les lois du vers. Tous les éléments doivent partager égalitairement l’état de vers et se plier à cette rigueur.
            Il y a sans doute même un refus du beau vers. Mais est-ce que ça n’est pas déjà le cas chez Hugo, dont Roussel se voit peut-être la doublure ? Hugo, Préface de Cromwell, notes sur ces Notes : « L’auteur en causait [de la beauté des vers] un jour avec Talma, et, dans une conversation qu’il écrira plus tard, lorsqu’on ne pourra plus lui supposer l’intention d’appuyer son œuvre ou son dire sur des autorités, exposait au grand comédien quelques-unes de ses idées sur le style dramatique. – Ah oui ! s’écria Talma l’interrompant vivement ; c’est ce que je m’épuise à leur dire : Pas de beaux vers ! – Pas de beaux vers ! c’était l’instinct du génie qui trouvait ce précepte profond. Ce sont en effet les beaux vers qui tuent les belles pièces. »
            Il faudrait demander à Talma comment dire les vers de Roussel.
 
            Un mot de la typographie.
            Si la notion de chant devient métaphorique pour le poème – i. e. plus de mélodie notée par le poète (éventuellement mise après, Schubert, Debussy ; Poulenc, Ferré…) – la typographie aide à la métaphore : la capitale initiale, le passage à la ligne marquant la page d’une pancarte de poésie, le jeu des métapositions, la page réglée comme un papier réglé…
            Est-ce que pour autant il ne resterait du vers que son habillage visuel ? Est-ce que, à propos de Roussel, il faudrait accepter l’avis de Tristan Corbière dans le vers initial du poème Décourageux ?
 
            Ce fut un vrai poète : Il n’avait pas de chant.
 
Non. Mais pour Corbière, ce qui est étrange c’est que voilà un vers qui, exceptionnellement, chante classiquement ! au point qu’on peut presque le considérer comme un paradoxe rhétorique.
            Non.
            Bien sûr, si on lit Roussel à haute voix, en ne donnant d’accent de vers que lorsqu’il y a coïncidence avec un accent de langue, on tombe sur beaucoup de prose ! Comme dans Hugo. Mais il me semble qu’il peut être intéressant de garder autant de vers à l’oral que la typographie en garde ! Je cherche une diction qui garde le vers à chaque vers, qui dit l’agression moderne contre le vers classique.
            Je vois le vers comme autre syntaxe, à cause des métapositions mais pas seulement. Les coupes fondent une ponctuation particulière qui peut entrer en conflit avec la ponctuation des signes. Chaque vers qui finit est comme une phrase qui finit… ce qui ne l’empêche pas aussi de se poursuivre au vers suivant. C’est peut-être pour cela qu’il y a de la rime : l’espoir, l’anticipation de la rime suivante identique ou de la rime suivante différente si on a déjà eu le couple. Les vers marchent selon les deux axes orthogonaux du vers compté horizontalement et des rimes verticalement, comme s’il y avait un vers vertical fait des rimes ou des mots-rimes. L’acrostiche ne dit pas autre chose ou « la redondance chez Phane Armé » de Raymond Queneau (voir Oulipo, La Littérature potentielle, Paris, 1973).
            Il me semble que c’est par cette autre syntaxe du vers qu’on peut prendre la question de la diction.
 
            Lorsque Milner  et Regnault citent, page 114, le trimètre de Suréna :
 
            Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir
 
ils soulignent que la syllabe 6 ne peut porter d’accent de vers “ parce qu’elle ne peut porter d’accent de langue sans violer grossièrement la phonologie, la syntaxe et la sémantique ”. Soit.
            Mais si le vers était violeur ?
            Je veux bien que chez Corneille, si ce vers est tel, c’est dans le vers classique par exception, c’est donc légitime de lire un vers à deux césures ou trois accents de vers.
            Pourtant, si l’on faisait une autre hypothèse de diction où le vers violeur irait jusqu’à contredire fortement la langue (exceptionnellement, je le répète !), on aurait alors un
 
            Toujours aimer, toujours // souffrir, toujours mourir
 
créant, ce qui me paraît être une caractéristique du vers, c’est-à-dire une forme de double valeur de certains éléments (ce qui le distingue radicalement de la prose) : au bénéfice de la prégnance de la césure médiane, un demi vers est, d’abord, entendu qui dit : « Toujours aimer, toujours ! » ce qui est une sorte d’hypothèse sémantique, de sens provisoire (la volonté du « toujours aimer » qui s’exprime en 6 syllabes et non en 4, et qui sera contredit par la fin du vers rétablissant le vers complet et en contradiction.
            Certes la diction doit choisir, mais si elle choisit la diction du trimètre sans tenir compte de la contradiction vers/langue, je considère qu’elle écrase les potentialités sémantiques de ce vers.
            De même que dans le vers de Rimbaud
 
            accrochant follement aux herbes des haillons
 
il y a un sens qui se termine en bout de vers. Et lorsque le « d’argent » arrive, l’auditeur doit bien reconstruire en vitesse grand V (mais le sens est un bolide que l’auditeur, à cet instant, conduit) un sens qui se paraphraserait en « mais attention, haillons peut-être mais haillons d’argent ! »
            Hugo :
 
            Ne riez point. Souffrez gravement. Soyons dignes.
 
C’est comme s’il y avait un conflit entre la ponctuation inscrite et les coupes ancestrales du vers. Le vers ponctue lui aussi :
 
            Ne riez point, souffrez. Gravement, soyons dignes.
 
            Hugo encore (La Légende des siècles, dernière série, Le cercle des tyrans – II, les Mangeurs) :
 
            Qui sont-ils ? Ils sont ceux qui nous mangent. La vie
            Des hommes, notre vie à tous, leur est servie.
 
            Oh ! que ces vers sont prosaïques ! À moins que je consente à lire :
 
            Qui sont-ils ? Ils sont ceux qui nous mangent  la vie…
 
            On comprend qu’Apollinaire ait envie de supprimer la ponctuation, n’est-ce pas ?
            Et on observe une postérité de ça chez Jean Tortel (Instants qualifiés, Paris, 1973), fréquemment, jusqu’à la provocation orthographique un face à face qui dit :
 
            Capturer l’orage
            Mais qu’est cela, qu’est-ce
            Que cette lourde plume dans la main
            Un peu saignante un peu
            Ébréchée. L’oiseau
            Violet et noir, cime rayante
            Dont les secousses trouent
            Le papier des nuages.
 
            Non, le vers rousselien n’a rien de prosaïque. Il continue le vers. Il fait tout autre chose que la prose de Locus Solus ou d’Impressions d’Afrique  !
 
            Une dernière remarque : j’ai été surpris de lire dans une lettre de Rimbaud parlant à Izambard (le 25 août 1870) de sa lecture des Fêtes galantes de Verlaine : « Parfois de fortes licences : ainsi,
 
            Et la tigresse épou — vantable d’Hyrcanie. »
 
Comme c’est étrange, il ne dit pas que c’est un trimètre 4 4 4 à deux césures !
 
*
Paru dans De Perec, etc., derechef, Mélanges Magné, Joseph K, 2005.