Destination des petits papiers (Julio Cortázar, la nouvelle Fin d’un jeu)
 
            C’est un mardi que tomba le papier tout près de Holanda qui ce jour-là faisait la Médisance…
            Comment, mieux que par le remploi, amorcer un exercice d’admiration ? Cette phrase en italiques, à peine tronquée, je l’extrais de la nouvelle Fin d’un jeu dont elle n’est pas l’incipit, en dépit de ses qualités pour.
            Ayant choisi, pour ce numéro de Roman d’admirer l’œuvre de Julio Cortázar, j’avais une raison de plus pour glisser un de ses livres dans mes fontes, en descendant à Nîmes par la cosmoroute, en remontant huit jours plus tard à Paris sur une cosmovoie à plus grande vitesse. Je décidai de borner mon enthousiasme à cette Fin d’un jeu (dans le recueil Les armes secrètes), afin de ne pas m’égarer dans une synthèse impossible : il faut parler des nouvelles une à une, reconnaître à chacune son intégrité, perle évidemment de tout un collier que fait l’alignement de ses pareilles, non sans qu’un nœud dans le fil ait été ménagé entre chaque, par mesure de sécurité préventive.
            Cette nouvelle en particulier me semblait, et me semble toujours, trahir de toute une œuvre le caractère irréductible : cette voix – cette phrase – si fidèlement passagère de son époque en mouvement, selon tous les avatars des lignes de voyage ou de simple locomotion, couloirs aériens, cosmoroutes, rues ou métropolitains, sans oublier cet instrument des grands courants de migration que Léticia, Holanda et moi savions qu’était le train, quand nous sortions l’après-midi, non pour le voir passer à l’extrémité de notre jardin, mais pour que de ses fenêtres Ariel nous aperçût être plus que nous-mêmes, dans la comédie agile et fragile de nos jeux de grands enfants.
            Je crains que le lecteur n’ait intérêt à se reporter à ses Armes secrètes, s’il veut suivre mon bavardage, parasite agrippé sur le dos de l’admiré, il ne regrettera pas ces vingt pages de mieux.
            … tout près de Holanda qui ce jour-là faisait la Médisance et il rebondit jusqu’a moi.
            Car le petit papier avait une destination. Si je tenais mon rôle de simple intermédiaire, les fils de la vie de deux êtres commenceraient à s’emmêler (continuité des Parques…). Quelque chose et quelqu’un étaient descendus en marche, assurant l’intersection de deux courbes de vie. Quelque chose : un billet au bout de son boulon que je ne saisis qu’au troisième rebond, mais bientôt dès la première lecture, quelqu’un : Ariel, qui venait pour le pauvre secret de Léticia, celui-là même que je ne divulguerai pas dans cet article.
            Au vu de cette expérience de la vie transversale, je n’eus aucun regret de m’être échappée par la porte blanche, celle que l’auteur avait mentionnée dès la cinquième ligne, comme si elle devait nous être aussi familière que la page, non moins blanche, de tous les possibles narratifs.
            Je n’étais plus tout à fait la même, ou bien que je me connaissais mieux. C’était inscrit en toutes lettres dans Fin d’un jeu bientôt relu, cri de tout cœur qui voit passer, s’offrir en pleine voie, la littérature de grande ligne :
            Les choses changèrent le jour où le premier papier tomba du train.
 
 
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paru dans la revue Roman n°16, 1986.