Texte lu aux Jeudis de l’Oulipo, mai 2004.
Où l’on découvre le tragique destin d’un amoureux des racines (que sa mère aurait dû baptiser Pierre, ce qui lui eût évité bien des tracas).
Le destin est patient, disait je ne sais plus qui.
C’est donc à l’âge de soixante-cinq ans que Philippe Molitor, professeur de dessin, rencontra le sien. Il se présenta à lui, en 1984, à l’occasion de son pot de départ à la retraite, sous la forme d’un collègue professeur d’anglais, Jules Vergeat, passablement éméché et donc chauve.
– Alors, ça y est, Molitor, mon cochon, te v’la pensionné de l’Education nationale.
– On le dirait bien, répondit sans conviction notre héros, embarrassé. On le dirait bien.
– Tu vas pouvoir de te la couler douce, hein, mon saligaud, tu vas peut-être te mettre à peindre vraiment maintenant ?
– Sans doute.
– Ou peut-être, tu vas aller claquer ta retraite aux courses, fumier, s’pas, avec un prénom comme le tien, hein ?
– Je ne vois pas du tout le rapport, fit Molitor en détournant la tête, car son ami empestait la bière.
– Ben, Philippe, ça veut dire « qui aime les chevaux », alors, quand on aime les chevaux, on joue au tiercé, non ?
La conversation tourna court, mais rentré chez lui, Philippe Molitor se précipita sur son dictionnaire – un vieux Robert jamais ouvert – et constata qu’effectivement, l’ivrogne avait raison, Philippe venait bien de philos (ami) et hippos (cheval).
Ses longues années d’enseignement de dessin industriel ne l’avaient guère préparé à l’étymologie, d’etymon, origine et logos, discours. Mais c’est dialectique, de dia, à travers et legein, parler, on peut aussi dire que cette indifférence crasse avait préservé intacts sa fraîcheur et son enthousiasme, de En, en dedans, et theo, Dieu.
Bref, Philippe Molitor se lança à corps perdu dans cette discipline tout nouvelle pour lui et découvrit les délices du néophyte, de néo, nouveau, et phuen, faire naître.
Un an s’écoula, vif et doux tel le zéphyr, durant lequel il apprit le grec avec passion. Il découvrit avec ravissement que sa thermos conservait au chaud de manière tout à fait étymologique, et que le mètre était bien une mesure. Jusqu’au ptérodactyle, dinosaure fétiche de son enfance, qui signifiait aile-doigt. Bonheur et joie ! Oui, immense était son bonheur et tout aussi immense le nombre des usages du grec de la langue française.
Mais rapidement, cette légitime félicité céda la place à la plus atroce des frustrations. Car Philippe Molitor ne fut pas long à découvrir à quel point le nombre de combinaisons était en réalité faible, face aux potentialités ouvertes par la combinatoire. Certes, il y avait bien des polythéistes, des polygames, des polyèdres, il y avait des chronomètres, des chronogrammes, et même des chronoscaphes (à condition de fouiller dans les ouvrages de science-fiction ou dans Blake et Mortimer), mais il n’existait ni chronothéistes, ni chronogames, ni chronoèdres.
L’enseignant à la retraite entreprit alors de construire la liste de toutes les combinaisons possibles des préfixes et racines grecques, en se limitant toutefois à deux voire trois, en cas de préfixe. Il se limita également au grec, qu’il élevait au dessus de toutes les autres langues, pour l’excellente raison qu’elle avait donné naissance à son prénom. A raison d’environ cinquante préfixes, et cinq cents racines courantes, et moyennant quelques approximations, il arriva à quelques deux cent mille mots.
Il fit l’acquisition d’un des premiers micro-ordinateurs, de micros, petit et … bref, un Macintosh première génération, qui présentait l’aspect d’un polygone humogène. Il engloutit deux mois de sa retraite dans cet investissement, qu’il compléta pas l’achat de tous les dictionnaires possibles, médicaux, techniques, et s’attela à une tâche titanesque : faire la liste exhaustive de tous les noms à racine greque auxquels la langue n’accorde hélas aucun sens, et leur en donner un.
Il inventa ainsi l’hémigamie, de hémi, moitié, et gamein, se marier, qui n’est pas tout à fait un mariage tout en en présentant certains avantages, et l’amphigamie, et la périgamie, et même la catagamie, type de mariage dont le caractère catastrophique se devine sans difficultés.
Il inventa le bibliodrome, le biblioscope, découvrit avec un mélange de colère et de sérénité que la téléthèque existait, ainsi que la pathophagie (bien que cette pathologie fut rare).
Malheureusement, cette activité ne tarda pas à l’épuiser. Il souffrit rapidement d’une monoarthrite de l’endodactyle, qui dégénéra en paralombalgie puis en métathrombose.
On le conduisit d’urgence dans une anaclinique. Il était trop tard : son magnéto-gastro-gramme était plat.
Hervé Le Tellier
Note : on pourra par ailleurs consulter avec moult profit le remarquable lexicogène de Nicolas Graner, producteur automatique de neologisme (et de leurs definitions).