Lu aux Jeudis de l’Oulipo en 2001, par MB, MG, IM, JJ, HLT, OS.

Hervé Le Tellier

Pièce en un acte et un tableau, comportant une (brève) extinction de lumière.

HLT : Voulez-vous que ce soir nous invoquions le Diable ?

JJ : Belzébuth, seigneur des mouches ?

MG : Adramalech, l’archange déchû ?

IM : Mephistofeles, le prince des Enfers ?

MB : Astaroth, le maître de la lune ?

HLT : Oui.

JJ : Ici-même ?

HLT : Oui.

OS : A huit heures et quart ? N’est-ce pas un peu tôt ?

MB : Je ne suis pas tout à fait certain qu’en cas d’incident, nous soyons couverts par l’assurance.

HLT : Non, non, c’est très bien. De plus, c’est extrêmement simple. Pour faire surgir le Diable, il suffit de lire cette incantation que je tiens en ce moment entre mes doigts.

IM : Ou bien il lit l’incantation qu’il tient en ce moment entre ses doigts, ou bien il ne lit pas l’incantation qu’il tient en ce moment entre ses doigts

MB : S’il lit l’incantation qu’il tient en ce …

HLT : Stop. Stop. Stop… [Pour mieux comprendre cette reference scénique, lire l’Inspiration, ou l’Augmentation, de Georges Perec]

JJ : Quoi ?

HLT : C’est trop tard, je l’ai lue.

Extinction des lumières.

IM : Et qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

HLT : En théorie, c’est bon. Il suffit de prononcer maintenant : « Lucifer, celui qui porte la Lumière est là. »

Retour de la lumière

OS : Pas de fumée, pas d’odeur de souffre, pas d’éclair ? C’est décevant.

MB : Et où se trouve-t-il, ce diable ?

MG : Je suis là.

HLT : Pardon ?

OS : Je suis là.

MB : Quoi ?

JJ : Vous auriez dû vous en douter, tout de même. Mon nom est Légion. Je parle par toutes les bouches, je prends toutes les formes, je parle toutes les langues. Si, signor. Yes, sir. Et même les langues mortes. Egoth usanei.  Dieu sait (si j’ose dire) si j’en ai vu mourir, des langues.

MG : Qu’est-ce qui prouve que vous êtes le Diable ?

MB : Et bien, par exemple, je sais tout.

IM : Bon. Comment s’appelle cet os du bras ?

JJ : L’humérus. Vous n’avez pas plus compliqué, comme question ?

HLT : C’est vrai, ça, l’humérus, même moi, je le savais.

OS : Attendez… J’ai trouvé, vous allez voir : qu’est-ce c’est que le corpuscule de Meissner ? Hein ? Le corpuscule de Meissner ?

IM : C’est l’un des récepteurs situés à l’extrémité d’un neurone unipolaire. C’était facile.

MB : Bon. Et qu’est-ce que c’est qu’un « hog » ?

MG : Un hog est un haïku oulipien généralisé. On dit qu’un poème H est un hog si :

i. Tout vers de H a p ou q syllabes, p et q premiers.

ii. Le nombre total de vers de H est r, r premier.

iii. Le nombre total de syllabes est s, s premier.

iv. Les vers d’un hog ne riment pas entre eux.

Alors ? Qu’est-ce que vous en dites ?

HLT : Ça ne prouve rien. Vous avez simplement appris par cœur l’Abrégé de littérature potentielle. C’est à la portée du premier venu.

JJ : D’accord. Et qu’est-ce qu’il y a ce soir, sur Arte, à minuit dix ?

OS : Un documentaire sur la Finlande.

Tous : C’est bien le Diable.

JJ : Puisque vous êtes là, j’aurais quelques questions.

MB : Faites donc, je vous prie.

IM : Et puis, vous ne pourriez pas vous fixer quelque part. Ça me file le tournis.

OS : Bon, je m’installe dans le grand Salon. Voilà, je ne bouge plus.

HLT : Et pourquoi vous ne choisissez pas quelqu’un dans la salle pour vous incarner ?

OS : Je suis le Diable tout de même, je vais évidemment là où sont les micros.

JJ : Dites donc, ce n’est pas pour vous vexer, mais on ne parle pas beaucoup de vous dans le Pentateuque. Dans la Genèse, il est seulement question d’un serpent. Bref, jusqu’au Moyen Âge, vous êtes assez peu présent. Si j’ose dire, vous êtes une sorte d’invention récente.

OS : Je vous ferai remarquer que la bicyclette aussi est une invention récente. Ça ne remet pas en cause son existence pour autant. Et puis, tout de même, j’ai droit à une allusion dans le livre du prophète Isaïe.

MB : C’est assez vague, avouez-le, de l’ordre du symbolique, et on peut parfaitement en donner une autre interprétation.

HLT : Et puis, vous n’êtes plus tellement à la mode pour l’Église.

OS : Vous savez, « la mode, c’est le génie des imbéciles ».

HLT : Ce n’est pas de vous, ça.

OS : Si, si, c’est de moi. Tout ce qui possède un tant soit peu d’Esprit, ça vient de moi. Dieu, c’est le Saint-Esprit. Nuance.

IM : J’ai une question sur la littérature potentielle, si vous permettez (IM la note rapidement sur un bout de papier, le passe au Diable).

OS : (OS lit le bout de papier et regarde IM attentivement) C’est une question fondamentale très intéressante. Et à votre avis, la réponse est quoi ?

IM : À mon avis, c’est non.

OS : Eh bien, vous vous trompez complètement.

IM : Vous êtes certain ?

OS : Positivement.

MB : Et l’Enfer ?

OS : Quoi, l’enfer ?

MB : Qu’est-ce qu’on y fait ?

OS : On est supplicié, qu’est-ce que vous croyez ? On écoute RTL, on lit du Meschonnic et on mange de la cuisine anglaise.

IM : C’est vraiment très malin.

MB : C’est moins bien que le Paradis ?

OS : Oh, je ne veux pas donner mon avis. J’ai des amis dans les deux. Comme je le dis souvent, Le Paradis est plus sain pour le climat, mais la compagnie est meilleure en Enfer. Bon, ce n’est pas que je m’ennuie avec vous, mais j’ai des damnés sur le feu.

MG : Une dernière question. Il y a des oulipiens en enfer ?

OS : Vous plaisantez ? J’ai absolument tout le monde. Et même la plupart des oulipiens par anticipation.

HLT : Et qu’est-ce qu’ils font ?

OS : Ils inventent des contraintes nouvelles, évidemment. Et ce n’est pas pour comparer la nouvelle génération à l’ancienne, mais, croyez-moi, pour ne citer personne, c’est d’une autre tenue.

Et j’oubliais, au fait, tous les jeudis, ils donnent des lectures publiques.

Tous : Ah ? Eux aussi, ils doivent donner des lectures publiques un jeudi par mois ?

OS : Bien sûr. Mais bon, ce n’est pas leur supplice à eux.

 

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