Texte lu aux Jeudis de l’Oulipo, février 2000.

Hervé Le Tellier

Chante, déesse, la colère du divin Bénabou, fils de Menahem et Mimoun, la pernicieuse colère qui faillit valoir aux Oulipiens d’innombrables malheurs, précipiter chez Hades de valeureux héros, et faire de leur corps la proie des chiens et de tous les oiseaux.

Oui, chante, déesse, la colère du divin Bénabou, fils de Menahem et Mimoun, la pernicieuse colère qui faillit valoir aux Oulipiens d’innombrables malheurs, précipiter chez Hades de valeureux héros, et faire de leur corps la proie des chiens et de tous les oiseaux. C’est lui qui, se présentant au Palais de Mathews aux vingt lignes par jour, Mathews aux vins précieux, pour la réunion statutaire d’Oulipo, prononça ces paroles hostiles.

– Fondateurs d’Oulipo, et vous, cooptés aux belles cnémides, que les Dieux vous ordonnent de construire la cité de Potentiel, et d’y vivre heureusement chez vous. Puissiez vous aussi respecter l’orthographe, par égard pour le Robert le très petit et pour la très sage Hera, fille de Zeus.

Ainsi parla Bénabou de Meknès, Bénabou au secrétariat définitivement provisoire, dans le palais de Mathews aux vins précieux, et Caradec aux rides savantes s’empressa de lui verser une coupe de nectar dans une coupe à double calice, en lui disant :

– Tiens, Bénabou qui n’a écrit aucun de tes livres, bois donc un coup.

Et Caradec au caractère plutôt affirmé tendit une coupe de kir à Bénabou le greffeur d’alexandrin, afin que la violence que Zeus avait semée en lui s’envole comme les feuilles mourantes en automne. Mais tous les autres Oulipiens se turent, car terrible est la colère de Bénabou dès qu’il est question d’orthographe.

Il ne parla pas, Jouet le poète de Metros, le rusé Jouet à l’amitié rude, car il mangeait du saucisson d’âne. Elle ne parla non plus, la divine Grangaud au geste puissant qui fait fondre les poèmes, ni Le Tellier aux mille pensées, qui pensait à cet instant à autre chose, ni le séduisant Fournel de Franciscos, Fournel qui connaît du monde.

Il ne parla pas non plus Monk d’Albion, Monk aux lettres comptées, ni Braffort l’occulté aux doigts légers, ni le vaillant Duchateau au cordon sans fin, ni le savant Cerquiglini aux trois cents langues usuelles. Et le vaillant Mathews aux vins précieux, qui officiait à la cuisine, ne dit pas un mot non plus.

Ils ne parlèrent pas non plus, et pour cause, les excusés qui avaient envoyé leur petit mot d’excuse, la gracieuse Métail au mouchoir brodé, le sage Arnaud trois fois ponté,  ni Bens à la belle étoile, le subtil Bens qui connaît l’art de la fuite, ni Pastior le polyglotte, ni Berge à la mémoire vacillante, Berge l’arriveur du lendemain du jour où il a rendez-vous, Berge le téléphoneur qui demande qui est à l’appareil, ni Rosenstiehl à la BO trois fois promise et jamais rendue, ni le celte Chapman, grand-maître d’Outrapos, ni le vieux Lescure de la poésie libre et l’honorable Chambers des îles antipodiques, moins encore.

Mais un seul s’était tu, non par crainte et par indifférence, mais parce qu’il se versait un verre d’eau. Ce héros était le sobre Roubaud, Roubaud aux pataugas légers. Alors que le soleil s’enfonçait, Héra aux bras blancs lui apparut et lui souffla sa réponse :

– Ah, ils se réjouiraient, tous nos amis excusés pour cause qu’Hadès fils de Saturne les a invités à son banquet, ah, ils se réjouiraient s’ils t’entendaient t’ériger ainsi en roi de la langue. Il rirait certes, Le Lyonnais le sage tyran d’Oulipos, et il rirait aussi Queneau le fondateur, Queneau le Moraliste, et Perec de l’île d’Ellis se tordrait de rire, et Calvino le pourfendeur de viconte se roulerait par terre s’il t’entendait parler ainsi. Et ils ne s’amuseraient pas moins, poursuivit Roubaud aux pataugas infatigables, Duchamp du Signe, Duchamp du grand verre, et Schmidt le très érudit, et Luc Etienne qui vient à pied par la Chine, et Latis le satrape ferait pipi de rire, et plus encore le distrait Queval à l’insecte observateur. Ah, comme ils rigoleraient tous, à écouter tes paroles sur la graphie des mots.

Ayant ainsi parlé, le sobre Roubaud s’assit et but son grand verre d’eau, car la rootbeer était épuisée. Le cœur irrité, le divin Bénabou tira son épée d’or du fourreau :

– Je m’excuse, dit Bénabou l’Alexandrin, les yeux plein d’une fureur sacrée, mais tu n’es pas une autorité en matière d’orthographe.

– Toi non plus, je te ferais dire, répondit le très glorieux Roubaud au pantalon neuf, tandis qu’Arès, fils de Zeus et de la sage Héra, faisait bouillir sa colère.

Ainsi parlèrent-ils.

Mais guidé par Athéna, la déesse aux yeux pers, le grand Mathews au crâne de sage apparut enfin. Dans ses doigts, le héros tenait un Côte-Rôtie 1987, la bouteille de la paix éternelle qui fait oublier la dispute, qu’il tenait de Dyonisos, fils de Zeus et de Semele. Mathews aux vingt lignes par jour remplit les coupes et dit :

– Tenez, goûtez-moi plutôt ça, vous m’en direz des nouvelles.  

Ainsi parla le grand Mathews. Et c’est ainsi qu’ils eurent soin de célébrer les funérailles de la colère de Bénabou de Meknès.

 

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