Texte lu aux Jeudis de l’Oulipo, janvier 2005.

Hervé Le Tellier

Où l’Oulipo fonde une colonie au Q. L. L. Où l’on découvre que les indigènes, peu farouches, se montrent néanmoins réfractaires.

11 mars

Je ne suis pas pour, je l’ai dit plusieurs fois, mais personne ne m’écoute. C’est Jacques Jouet, dit Jacques le Conquérant, qui a insisté. Marcel, qui est spécialiste de la résistance, a décrété que cela lui semblait possible.

C’est ainsi que l’Oulipo s’est lancé dans la conquête coloniale.

12 mars

Une projection de Mercator étalée devant nous, nous étudions les options possibles pour l’établissement de notre premier comptoir. « Qui dit comptoir dit bistrot », rappelle Ian Monk. C’est dit : nous établirons notre première colonie dans un établissement licence 3 minimum.

En tant que trésorier (je ne le suis plus, mais je détiens encore les chéquiers) je rappelle Harry Mathews à de dures réalités financières. Non, ni Manhattan (pourtant un beau monovocalise), ni Key West (un autre si l’on accepte le y comme semi-consonne) ne sont dans nos moyens. Jacques Roubaud suggère Paris, qui présente l’intérêt d’être tout près de la capitale où la plupart d’entre nous habite. L’Ouvroir accepte cette proposition à l’unanimité moins une abstention (HM).

L’Oulipo, c’est l’anti-hasard. Nous décidons donc de choisir un territoire qui rappelle nos deux fondateurs, Queneau et Le Lionnais. Q. L. L. Le Quartier Latin littéraire s’impose.

Bien sûr, le « Café de la Mairie » cher à Perec est écarté, car déjà définitivement brûlé. L’hostilité a priori de certains lieux n’est pas pour nous déplaire : la Closerie des Lilas, le Flore, les Deux-Magots. Il est décidé que nous déciderons sur place.

15 mars

Nous ancrons notre véhicule, le Zazie 1er à quelques encablures de la terrasse du Flore.

Des indigènes sont sur le trottoir et sur les chaises. Ils ne semblent pas s’être aperçus de notre présence.

Ian débarque le premier. Impatient, il fait quelques pas dans l’eau du caniveau, énonce « un petit pas pour moi, un grand pas pour l’Oulipo », et embrasse le sol. C’est un peu sale, mais c’est la coutume, et l’Oulipo n’a rien contre les coutumes. Jacques Jouet tente de planter dans le sol le Latis, le drapeau de l’Oulipo, mais le terrain est dur, comme du basalte. Il doit renoncer.

Nous nous installons au bar, et procédons à quelques échanges de mots avec les indigènes. Sur les conseils avisés de Marcel, nous commençons par des mots simples : falzards, bas blancs, gants blancs, astrakan. Un garçon habillé de noir et de blanc ignore le mot Cranach, il le répète en souriant, fort affable. Afin de montrer de notre côté nos intentions pacifiques, nous passons commande de différentes boissons locales.

16 mars

Les indigènes s’accoutument peu à peu à notre présence. Certains répètent quelques alexandrins simples de Baudelaire et Verlaine que nous avons fort heureusement emporté dans nos malles.

« J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans »

« Mon unique culotte avait un large trou »

La notion de verre ne leur est pas étrangère, ni même celle de verres à pieds, mais ils rient naïvement, comme de grands enfants qu’ils sont, de nos verres à douze pieds.

19 mars

Première altercation à propos d’une morale élémentaire mal construite. J’ignore comme cela a commencé, mais nous en sommes venus aux mains.

20 mars

Les relations s’enveniment. La lecture par Ian Monk, debout sur une table, de son « poème de bistrot » a été l’occasion de réactions malveillantes des indigènes, à qui pourtant nous avons apporté la civilisation et le baobab.

22 mars

Après la lecture d’une monkine, Ian Monk a été capturé par des hommes en bleu. Grâce à l’intervention diplomatique de Jacques Jouet, il est relâché presque aussitôt.

De retour à la colonie, il nous relate sa captivité. Dans sa cellule, il a tenté, bien inutilement, d’apprendre à ses geôliers la contrainte du prisonnier.

25 mars

Nous devons abandonner notre comptoir oulipien, devant l’hostilité croissante des locaux, qui nous fait craindre pour notre vie. Je constate que le Zazie 1er a plusieurs amendes sur son pare-brise et un sabot aux pieds.

29 mars.

Que reste-t-il aujourd’hui de notre Empire ? De temps en temps, je passe devant le Café de Flore, j’entends fuser un lipogramme en e, « Garçon, un blanc-cassis, s’il vous plaît », ou un alexandrin approximatif : « Je voudrais un café, serré, et un verre d’eau ».

C’est tout de même bien peu.

 

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Références: 

Texte lu aux Jeudis de l’Oulipo, décembre 2005.

Hervé Le Tellier

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