Texte lu aux Jeudis de l’Oulipo, décembre 2001.

Hervé Le Tellier

L’histoire étrange et néanmoins absolument véridique des «  Sept jours de l’Oulipo », ici racontée dans ses moindres détails.

Tout commença le jeudi 13 décembre 2001, le soir où l’Oulipo avait choisi comme thème de sa lecture : « Silence dans les rangs ». À 8h, très précisément, les oulipiens s’installèrent à la table sous la lumière drue des projecteurs, à huit heures et deux minutes, la salle fut plongée dans le noir, et aussitôt, Marcel Bénabou se lança ce qu’il est convenu d’appeler l’introduction. Durant un long silence souriant, qui n’était dénué ni d’érudition ni d’humour, il présenta le thème bien mieux qu’un discours n’eut su le faire. Puis, il passa la parole – si l’on peut ainsi s’exprimer – aux autres oulipiens, dont l’identité resta toutefois mystérieuse pour une partie de l’auditoire, car il avait une fois de plus passé leur nom sous silence.

La réunion préparatoire – car il y a toujours une réunion préparatoire – avait permis d’assurer la diversité des interventions et de répartir équitablement les temps de silence entre les membres de l’Ouvroir. La lecture alternait mutismes courts et mutismes plus longs, silences tragiques et silences désopilants, contraintes dures, comme le lipogramme en 26 lettres de Jacques Jouet, et procédés plutôt systématiques, comme « Le corbeau et le renard » en silence plus sept. François Caradec lut avec force mouvements de tête une érudition peu connue, une pièce en trois actes pour acteurs muets, d’Alphonse Allais, diffusée une seule fois à la radio en 1998 durant la grève de France-Culture.

Jacques Roubaud avait tenu à venir, malgré son extinction de voix.

Ce fut une belle soirée, une heure d’un silence reposant à peine troublé par quelques toussotements dans le public, et deux ou trois rires nerveux. Une dame un peu sourde quitta l’amphithéâtre, furieuse, en pestant contre son sonotone. En raison d’un mauvais minutage (assez classique), on se quitta vers neuf heures dix, sans bruit. La satisfaction n’était pas générale dans le public. Certains regrettaient visiblement quelques facilités potaches dans le silence de Le Tellier, d’autres se plaignaient d’avoir mal compris Ian Monk parce qu’il avait lu son silence un peu vite et aussi parce que son accent s’entend encore plus dans les silences. Afin d’en garder la trace pour les archives et quelques happy few, la séance fut enregistrée sur bande audio et en vidéo numérique.

Curieusement, autant les Jeudis précédents n’avaient soulevé qu’un intérêt tout relatif dans les médias et les gazettes, autant cette séance intrigua. Le samedi 15, au journal de 20 heures, on en présenta un bref extrait – ce fut la morale élémentaire muette de Ian Monk qui fut choisie,et elle fut projetée sans aucun sous-titre, au risque d’égarer les non-anglophones, puisque Ian se taisait en anglais. Jacques Roubaud, qui était convié sur le plateau de l’émission, fut prié de la commenter. Était-ce malice, ou toujours son extinction de voix ? l’oulipien se contenta de rester silencieux, bien qu’un sourire amusé illuminât son visage. Fort désemparé, le journaliste tenta de combler les blancs, avant de remercier son invité.

Durant tout le week-end, les téléphones sonnèrent chez les oulipiens, qui décrochaient poliment, mais gardaient le silence. Le lundi matin, la une du quotidien Libération posait la question : « Pourquoikistaizedonctan ? ». Un article argumenté évoquait la place du « tueur de mots » Cinoc dans La vie mode d’emploi, et supposait que l’Oulipo lui rendait ici un hommage secret mais sublime. L’éditorial, de Pierre Marcelle, était plus incisif : il s’intitulait « Cinoc ou Cinoche ? » Le Figaro, en pages Culture, consacrait deux longues colonnes au « calme oulipien », tandis que Le Monde daté du mardi titrait en une : « Comment la poésie trouve la voie du silence »

Les médias s’arrachèrent ces bizarres oulipiens. Beaucoup découvraient leur existence avec ravissement : un groupe de travail, vraiment ? Et vous êtes une école ? Une avant-garde ? Un mouvement ? Les oulipiens se taisaient. Rapidement, ils en vinrent à en apprécier les nuances de chacun. On aimait la mutité un peu inquiète de Michelle Grangaud, la sérénité, tout britannique, de Ian Monk, le mutisme sévère mais juste de Jacques Jouet, la quiétude montagnarde d’Olivier Salon. Il y eut des débats, des talk-show. Les oulipiens conviés s’y montraient toujours aimables et courtois, quoique fort peu bruyants.

Rapidement, des personnalités en vue adoptèrent ce choix du silence. S’il arrivait qu’en voiture on tombât sur un canal apparemment muet sur son autoradio, on ne pouvait plus conclure que l’invité de l’émission était un oulipien. Ce pouvait être aussi Laurent Voulzy, Douste-Blazy, voire même Bernard-Henri Lévy, qui venait de publier dans la rubrique « Débats » du Monde une double page : « Le mutisme est un humanisme ». Philippe Sollers se mit à un ouvrage sur « Silence dans l’azur littéraire », Catherine Millet expliqua et montra même que des lèvres pouvaient s’ouvrir sans parler pour autant. Bernard Werber eut une idée de titre pour son nouveau livre : « le Silence des Fourmis », et François Bayrou déclara vouloir être le « candidat des silencieux ».

Il y eut aussi quelques aigreurs. Le professeur Schneumonic publia un article vengeur où il expliquait qu’il ne suffisait pas de se taire : « Du silence n’est pas le silence, écrivait-il, furieux. D’ailleurs, la poésie ne se tait pas, pas plus qu’elle ne tait. Le poème est ce qui n’est pas silence au sein du silence. Aucune fausse poésie, fut-elle muette, ne fera taire les vrais poètes. « Etc. Nous tenons ce texte bruyant à la disposition des curieux.

Le mardi à midi, l’affaire prit des accents plus graves : un commentateur calcula froidement qu’à l’aune des trois minutes de silence accordées aux 3367 victimes américaines des attentats du 11 septembre, les oulipiens avaient pour l’instant fait un silence équivalent à sept millions de morts, soit près de trois fois le nombre de victimes du génocide rwandais. Il fut réprimandé par sa rédaction en chef pour cette comparaison de mauvais goût, après les vives protestations de l’ambassade des Etats-Unis.

Dans les écoles, les collèges, les classes se montraient particulièrement calmes. Même les cours de récréation étaient le théâtre de concours de silence en verlan. Certains enseignants de philosophie avaient d’ailleurs proposé, dès le lundi, les sujets suivants : « Combien de temps faut-il se taire pour se faire entendre ? » ou « L’homme est-il un animal à qui il ne manque que le silence ? » Les profs de maths profitaient du répit accordé pour démontrer combien les mathématiques étaient un langage qui n’avait besoin d’aucune parole.

Dans les boulangeries, on désignait le pain, les gâteaux, tout simplement, et les fausses affabilités commerçantes n’avaient plus court. Au bistrot, les copains restaient côte à côte, au bistrot, se souriant parfois lorsqu’ils portaient le demi à leurs lèvres. Il y eut, dans certaines entreprises, des réunions de travail silencieuses, où des décisions importantes furent pourtant prises.

 Dès le mercredi, on pressa la ministre de la Culture de prendre position : elle le fit avec élégance, par une conférence de presse silencieuse, répondant à des questions non moins muettes. Le président ne voulut pas demeurer en reste et, le soir même, il fit une courte allocution à la nation, où il profita de l’occasion pour s’expliquer – sans un mot – sur toutes les affaires où il était impliqué, de la Mairie de Paris aux voyages privés payés en liquide. Le peintre Ben Vautier reçut commande d’un immense tableau bleu blanc rouge, sur lequel il se contenta d’écrire « Les grandes couleurs sont muettes ».

Le jeudi 20 décembre au matin, alors que le Times titrait : « France, the silent country », Jacques Jouet appela au téléphone Jacques Roubaud pour lui demander où en était son extinction de voix, et ce dernier lui répondit, je cite, que « ça allait mieux ». Ian Monk était l’invité du journal de 13 heures sur TF1 ce même jeudi. Le présentateur découvrit avec stupeur que non seulement cet homme blond pouvait parler, mais qu’en plus il le faisait avec un puissant accent anglais.

Peu à peu, les choses reprirent leur cours normal. Les gamins se remirent à insulter la race de leurs copains, et les boulangères à articuler musicalement « Merci bien-au r’voir… », et Bernard-Henri Lévy à parler, à parler, à parler.

On ne sut jamais les véritables raisons de ce que l’on baptisa peu après les « Sept jours de l’Oulipo ».

Mais quelques mois plus tard, les statistiques des maternités attestèrent que des centaines d’enfants, garçons et filles, nés durant cette courte période, avaient été baptisés : « Silence ».

Une petite fille, toutefois, née le jeudi matin à 8 heures, avait un second prénom : « Parole ».

 

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