Observons la sextine d’ongle et oncle d’Arnaut Daniel (ici dans une traduction de Jacques Roubaud):

 

La ferme volonté qui au cœur m’entre
ne peut ni langue la briser ni ongle
de médisant qui perd à mal dire son âme
n’osant le battre de rameau ni de verge
sinon en fraude là où je n’ai nul oncle
je jouirai de ma joie en verger ou chambre

Quand je me souviens de la chambre
où pour mon mal je sais que nul homme n’entre
mais tous me sont pires que frère ou qu’oncle
tremblent tous mes membres jusqu’à l’ongle
ainsi que fait l’enfant devant la verge
tant j’ai peur de n’être assez sien dans mon âme

Ah que je sois sien dans le corps non dans l’âme
et qu’elle m’accueille en secret dans sa chambre
plus me blesse le cœur que coup de verge
d’être son serf qui là où elle est n’entre
toujours je serai près d’elle comme chair et ongle
n’écoutant aucun reproche d’ami ni oncle

Jamais la sœur de mon oncle
je n’aimerai tant ou plus par mon âme
aussi proche qu’est le doigt de l’ongle
s’il lui plaisait je voudrais être de sa chambre
il peut faire de moi l’amour qui en mon cœur entre
à son gré comme homme un fort de faible verge

Depuis qu’a fleuri la sèche verge
que du seigneur Adam sont nés neveu et oncle
un amour qui comme celui qui dans mon cœur entre
je ne crois qu’il a été en corps ni âme
où qu’elle soit sur la place ou dans la chambre
mon cœur sera moins loin que l’épaisseur d’un ongle

Qu’ainsi s’enracine devienne ongle
mon cœur en elle comme écorce en la verge
elle m’est de joie tour et palais et chambre
je n’aime tant frère parent ni oncle
en paradis aura double joie mon âme
si jamais homme, d’avoir aimé y entre

Arnaut envoie sa chanson d’ongle et d’oncle
pour plaire à celle qui de sa verge à l’âme
son Désiré son prix entre en sa chambre

 

Les six vers de chacune des six strophes se terminent par les mêmes six mots,

entre, ongle, âme, verge, oncle, chambre

appelés « mots-rimes ». Chacun de ces mots occupe une place différente dans chacune des strophes. Au bout de la sixième strophe, il a occupé chacune des six places possibles. On passe de l’ordre des mots-rimes de la première strophe à l’ordre des mots-rimes de la deuxième par la permutation

(entre, ongle, âme, verge, oncle, chambre) $\mapsto$ (chambre, entre, oncle, ongle, verge, âme)

ou encore

(1,2,3,4,5,6) $\mapsto$ (6,1,5,2,4,3).

Mieux encore : on passe de l’ordre des mots-rimes d’une strophe à l’ordre des mots-rimes de la suivante par toujours la même permutation. Si le poème n’a que six strophes, c’est parce que, en appliquant cette permutation à l’ordre des mots-rimes de la sixième strophe, on retrouve l’ordre des mots-rimes de la première. On dit que la permutation est d’ordre 6.

 

Elle peut aussi être représentée par une spirale ainsi :



Au lieu de lire les chiffres alignés sur la droite verte (1,2,3,4,5,6), on les lit dans l’ordre sur la spirale (6,1,5,2,4,3).

Rien n’empêche de remplacer 6 par n et de considérer de même la spirale de la figure suivante :



C’est la permutation spirale de n éléments. Si elle est d’ordre n, c’est-à-dire si elle redonne l’ordre initial lorsqu’on la fait n fois (et pas moins), on dit que n est un nombre de Queneau. On peut alors écrire un poème de n strophes de n vers, dit quenine ou n-ine, ayant les propriétés de la sextine.
 

La traduction de la sextine vient
du livre de JR
La fleur inverse
— Les Belles Lettres, 2008.

Les figures viennent
de l’article de MA
« Poésie, spirales, et battements de cartes »
Images des Mathématiques, CNRS, 2009.
 

Contraintes suivies: 

Voir n-ine . La quenine est une généralisation de la sextine . Il s’agit de poèmes de n strophes de n vers chacune, avec un mot-rime différent par vers. La place des mots-rimes…