J’ai arrêté de fumer.
            Mes voisins, un couple de gros fumeurs, ont arrêté récemment. Je leur ai demandé, au cours de ces inévitables conversations sur le sujet, leur méthode.
            Ils m’ont dit être simplement allés chez monsieur X (je l’appelle X parce que j’ai oublié son nom, non pas pour raison de sécurité), dont la spécialité est précisément de faire arrêter les fumeurs de fumer. M. X habite assez loin, mais il a une méthode infaillible. Tout est dans ses mains. Tu verras sur place. Ils ne m’ont rien dit de plus.
            Fort de leur conseil, et surtout de leur réussite commune, puisqu’ils ont arrêté de fumer du jour au lendemain, j’ai pris rendez-vous avec M. X.
            « M. X. n’exerce plus », m’a répondu une secrétaire, « il a pris sa retraite, mais il vous conseille de voir son successeur, M. Grosyeux. » Et là, je vous demande, cher public, d’avoir l’indulgence de me croire : aucun des noms que je vais citer n’est inventé, ce que je raconte, comme toujours lorsque je raconte des histoires, n’est que pure vérité.
            J’ai pris rendez-vous avec M. Grosyeux, qui m’a confirmé que j’arriverais chez lui, que j’y resterais vingt minutes et que je ressortirais en ayant cessé de fumer.
            J’ai tout de même eu un peu de mal à croire M. Grosyeux, lorsqu’il m’a donné son adresse. Mais le village existe bien sur la carte, et j’ai rentré le nom sur le GPS que j’inaugurais pour l’occasion. Il fallait faire plus de 200 km depuis Paris, dans le département de la Marne. Arrêter de fumer valait bien cela.
            Je suis parti très en avance, vers 9h du matin, étant rassuré par le GPS qui allait m’indiquer le chemin. Le GPS a bien trouvé le boulevard périphérique et l’autoroute de l’est. J’ai longtemps roulé, et puis le GPS m’a dit brutalement : « recalcul ». Ça, ce n’était pas prévu. Je me suis arrêté sur le bas-côté et j’ai attentivement regardé l’écran. Je me trouvais sur l’autoroute, il y avait tout autour de moi différentes routes par devant, par dessus et sur les côtés, mais l’écran du GPS indiquait clairement que je me trouvais en plein champ. Le GPS était perdu, et j’ai vite compris que je l’étais tout autant. Je n’avais pas pris de carte, naturellement, puisque le GPS connaissait toutes les cartes. Je n’avais pas prévu que le GPS n’intégrât pas les routes nouvelles et notamment le véritable nœud routier, l’échangeur multiple tout neuf au milieu duquel je me trouvais présentement. L’écran me situait dans les champs, sans préciser toutefois si c’étaient des champs de betterave ou de colza. J’ai pris une bretelle au hasard, j’ai compris que j’allais revenir sur mes pas, alors j’ai fait marche arrière sur l’autoroute, j’ai entendu un klaxon de camion, j’ai pris la première voie possible qui me semblait aller vers l’Est, et le GPS a dit : « recalcul ». Il avait retrouvé ma trace mais je m’étais considérablement éloigné de l’itinéraire prévu. Le temps de trajet était copieusement rallongé, faute d’avoir suivi les indications de l’appareil. J’ai traversé différentes petites villes, j’ai été pris dans des embouteillages, et j’ai téléphoné à M. Grosyeux pour lui annoncer mon retard. Il a été très compréhensif et m’a dit que je passerais après ses patients de la matinée.
            Un entrelacs de petites routes m’a conduit au village où exerce M. Grosyeux. Les miens, je les ai ouverts en grand, peut-être même en gros, car le nom de la commune était bien annoncé sur le panneau d’entrée : je venais d’entrer à Saint-Amand-sur-Fion. D’accord, avec un d à la fin de Amand, mais toute de même : Saint-Amand-sur-Fion. Ça en jette n’est-ce pas ? et je dois avouer que l’éloignement de M. Grosyeux avait été largement compensé par  la perspective de la découverte de Saint-Amand-sur-Fion.
            Il y a quelque chose de l’oxymore dans Saint-Amand-sur-Fion. Je veux bien tâcher d’analyser cette toponymie et de la comprendre, et je me dis que le Fion coule par là, un Fion tranquille, un Fion paisible, un Fion étroit, peut-être timide et presque effarouché. Et par un manque de chance invraisemblable, le Fion passe par le village de Saint-Amand. Du coup,  Saint-Amand devient Saint-Amand-sur-Fion.
            « Le Fion prend sa source à Bassu et traverse successivement Bassuet, Saint-Lumier-en-Champagne, Saint-Amand-sur-Fion, Aulnay-l’Aître et se jette dans la Marne à La Chaussée-sur-Marne. Le Fion a la particularité de ne jamais s’assécher. », m’explique Wikipedia. Cela est rassurant, le Fion coule toujours. Un Fion sec a quelque chose de triste et les nombreux moulins sur les berges vallonnées autour du Fion m’ont rassuré.
            Mais Wikipedia répond à une autre de mes questions : comment s’appellent les habitants de Saint-Amand-sur-Fion ? Alors là, ça me troue le cru (j’entends par là (oh, par là, on n’entend pas grand chose, aurait dit Pierre Dac) que j’ai eu un peu de mal à y avoir cru), et j’ai encore maintenant du mal à y croire, parce que les habitants de Saint-Amand-sur-Fion ne sont pas les Amandins et Amandines, ni les Fionins et Fionines, pas plus que les Fion-Amandets, Fion-Amandettes, par un classique renversement qui conduit les habitants de Fontainebleau à se nommer les bellifontains, ce que tout le monde sait. Le nom des habitants de Saint-Amand-sur-Fion est assurément moins connu, et c’est bien dommage. Alors voilà, ne languissons pas davantage, et élevons-nous dans la connaissance, les habitants de Saint-Amand-sur-Fion se nomment tout simplement les Godins, quand ils sont de sexe mâle, et les Godines pour le sexe féminin. Godins et Godines, je n’en reviens pas. Nul doute que Godins et Godines de Saint-Amand-sur-Fion se réchauffent au coin du poêle durant les longues journées d’hiver, et les hivers sont longs à Saint-Amand-sur-Fion. Les Godins sont en effet connus pour être les meilleurs poêles du Fion.
 
            Autant donner maintenant les coordonnées complètes de celui à qui j’allais rendre visite : M. Grosyeux, 6, voie de la Cour Miracle, à Saint-Amand-sur-Fion. C’est le nom et l’adresse exacts. Voyez, cher monsieur Grosyeux, comme je vous fais publicité.
            Je suis entré dans la minuscule salle d’attente. Il y avait un gars avec qui j’ai bêtement causé. De même avec la fille qui est bientôt sortie du cabinet. Ils étaient venus tous deux pour la même chose et savaient que M. Grosyeux faisait des miracles. J’ai regardé le panneau : M. Grosyeux, magnétiseur. Je ne savais même pas cela. J’étais venu voir un magnétiseur.
            Ça a été enfin mon tour et j’ai découvert le magnétiseur. Il avait le visage rond, les cheveux gris, il était posé, très calme, rassurant. Des yeux bleu-gris assez étonnants, presque envoûtants. Mais c’est par les mains qu’il avait trouvé l’accès à sa méthode. Il m’a demandé de me mettre torse nu et de m’allonger sur la table d’examen. Il s’est approché et a posé une de ses mains magiques sur mon plexus. De l’autre il m’a dit, d’une voix de crooner américain : «  Tout va venir de là, vous aurez le dégoût de la cigarette » et sa voix semblait sortir d’outre-tombe. Puis il s’est mis à faire des incantations dans une langue que je ne connaissais pas, peut-être la langue des Godins, ou plutôt une langue qu’il avait inventée pour la circonstance. Au bout de quelques minutes, avec ses mains magiques, il a brassé l’air à grands coups de moulinets et l’a ramené vers moi. « C’est pour concentrer l’énergie », m’a-t-il expliqué en constatant ma face ahurie. Ses mains magiques semblent avoir tous les pouvoirs. Il avait sûrement un don. Puis est venue la menace : « Si jamais vous reprenez une seule cigarette, vous aurez une violente crise de foie et de terribles nausées. »
            Il m’a demandé de me rhabiller. Puis, sur un ton péremptoire : « Donnez-moi vos cigarettes ! » Je lui ai dit que je n’en avais pas. Il ne m’a pas cru, ce qui prouve que pour être magnétiseur, M. Grosyeux n’était pas voyant. Je lui ai expliqué que j’avais calculé, et achevé de fumer la veille au soir, sans acheter de nouveau paquet avant d’aller lui rendre visite. Il s’est radouci.
            Je suis rentré chez moi : l’acidité de la langue, surtout en fin de journée, m’est revenue. Je ne me suis nullement senti guéri, nullement dégoûté, mais au contraire en simple manque, comme les nombreuses fois où j’avais arrêté tout seul.
            Bien pire : la situation de manque s’est fait sentir comme jamais. Comme j’avais fait 500 km pour le rencontrer, j’ai bien tenu le premier soir, avec force chocolat. Le lendemain fut affreux. Le surlendemain, abominable. Ma langue ressentait de furieux picotements : elle attendait sa dose, je ne m’étais jamais autant senti drogué, physiologiquement contraint à absorber ma dose quotidienne, mon corps me rappelant à l’ordre si je n’obtempérais pas.
            Le quatrième jour fut insupportable.
            Je fumai avec délice une première cigarette, sans ressentir le moindre dégoût, la moindre nausée. Les autres ont suivi.
            Le tour était joué. J’ai arrêté de fumer trois jours.
            Mais j’aurais au moins connu M. Grosyeux ; j’aurais découvert la voie de la Cour Miracle et le charmant village de Saint-Amand-sur-Fion, qui vaut assurément le déplacement, tout autant que le coup d’œil ; et j’aurais enfin connu le Fion, et ses berges vallonnées, que je recommande vivement à tout un chacun.
 
 
France bleu Champagne, La randonnée au bord de la rivière Fion, 3,19 minutes
http ://www. dailymotion.com/video/x93lsk_la-randonnee-au-bord-de-la-riviere_news#.UOaaMncWctU
 
Pour la BnF, jeudi 14 novembre 2013

Références: