Le souci de l’universel chez les oulipiens

Le souci de l’universel chez les oulipiens est constant. Il est apparu dès la naissance du groupe, qui s’est tout de suite ouvert à des membres non français. Il s’est maintenu tout au long de la vie du groupe, comme le montre Camille Bloomfield, qui a donné à sa thèse un titre significatif, L’Oulipo : histoire et sociologie d’un groupe-monde.
Ce souci a pris récemment une forme et une dimension nouvelles, avec l’ambitieux Projet Poétique Planétaire de JJ. Comme chacun sait, ce projet vise à un but grandiose :  adresser et expédier par voie postale un poème à chaque être humain de cette planète.
Or ce projet n’est peut-être pas si innovant qu’on pourrait le croire. En effet, si l’on se rapporte au compte-rendu de la réunion oulipienne du 28 août 1987, on trouve ceci que je reproduis in extenso :
« JJ et PB présentent un projet d’extension/restriction du système des Cent mille milliards de poèmes :
 – extension : on autorise la permutation des vers isorimes, pour les tercets comme pour les quatrains. 
restriction : on filtre la production d’un sonnet en introduisant des contraintes supplémentaires de cohérence syntaxique (en genre et en nombre) et sémantique (concordance des temps et compatibilité des aspects) entre deux vers successifs. 
JR calcule le facteur de multiplication associé à la possibilité d’extension. Par contre l’évaluation de l’efficacité du filtrage dépend évidemment de la spécification précise des contraintes nouvelles tout comme du contenu particulier des vers composant les dix sonnets de base. 
HM souhaiterait constituer un système analogue à celui de RQ, mais où les premiers hémistiches seraient aussi permutables - à la Meschinot - ce qui amène, dans le cas usuel, c’est à dire sans l’extension de JJ, … 10 puissance 28 poèmes.
 Lorsqu’on autorise les permutations de vers isorimes, on atteint un chiffre voisin de celui des particules élémentaires dans l’Univers (10 puissance 39), remarque PB. Il devient alors naturel d’affecter un sonnet à chacune de ces particules, ce qui ne manquerait pas de leur conférer un cachet supplémentaire. Sans vouloir élaborer une observation qui ouvre de vertigineuses perspectives épistémologiques, PB signale le plagiat par anticipation qu’ont commis les physiciens en affublant les particules élémentaires d’attributs tels que le « charme », la « couleur », l’"étrangeté", etc.
Cette séquence mérite bien des commentaires, ne serait-ce que pour souligner la persistance de la fascination qu’exerce sur les oulipiens le chef d’oeuvre combinatoire de Queneau et le désir de lui apporter des compléments. Fascination à laquelle j’ai moi-même succombé en proposant, dans une rumination récente, de fabriquer, à partir des alexandrins queniens, de nouveaux alexandrins par le procédé de la greffe d’hémistiches. Mais je garde ces commentaires pour une prochaine fois.
Je ne retiendrai pour mon propos d’aujourd’hui, à savoir le souci de l’universel, que la remarque fort pertinente de PB. Elle instaure, dès 1987, un projet plus ambitieux encore, et beaucoup plus extensif, que celui de JJ : ce ne sont plus seulement les habitants de notre planète qui se voient affecter un poème, mais l’ensemble des particules de l’univers. De plus, ces poèmes n’ont pas besoin d’être composés, les éléments qui les constituent existent déjà et n’ont plus qu’à être assemblés. Un incontestable gain de temps, à coup sûr, fort précieux pour la réalisation d’un pareil projet…