texte paru dans la Bibliothèque Oulipienne nº141 Anne F. Garréta

note : Ce texte a été réécrit en américain sous le titre « On Bookselves », disponible dans cette même rubrique.

Pharmacie

L’oulipo s’emploie à procurer à quiconque en conçoit le désir ou le besoin, non seulement des méthodes et des principes pour écrire des livres qui n’existent encore que potentiellement, mais aussi des méthodes et des principes pour ranger ceux qui ont existé, existent actuellement ou existeront, et même ceux que l’on possède déjà.

On peut dès lors considérer l’oulipo comme un presque parfait pharmakon ou gift, qui offre aussi bien le poison que le remède (au moins un palliatif, à défaut d’une cure).

Il me suffira de citer, parmi les docteurs oulipiens ou crypto-oulipiens qui se sont adonnés à cet art difficile (l’art du classement des objets de langage dont nous encombrons le monde, dans le secret et, jusqu’à ce jour, vain espoir de le résumer, de l’épuiser ou, – pourquoi pas ?– de l’abolir), il me suffira donc de citer parmi les docteurs de notre mal imaginaire Paul Braffort et ses bibliothèques invisibles, hyperbibliothèques chromatiques, etc. [BO nº 48]. Vous avez sans doute cela déjà dans votre propre bibliothèque, actuelle ou potentielle.

Je rappellerai encore l’existence d’un précis de nosologie dû à Georges Perec et intitulé « Notes brèves sur l’art et la manière de ranger ses livres. » [in Penser/Classer, 1985]

Les efforts oulipiens d’invention de principes de catalogage, classification et ordonnancement m’apparaissent toutefois cruellement insuffisants encore à ce jour. Je n’en veux pour preuve que le malaise indéfini éprouvé tous les jours à la vue et à l’usage de ma propre bibliothèque personnelle, malaise auquel aucun des traitements classiques, aucune des prescriptions oulipiennes ne parvient à apporter le moindre apaisement.

Ce n’est pas seulement que, selon le syndrome diagnostiqué par GP, elle déborde de partout. Ce n’est pas seulement qu’elle multiplie pièges et obstacles sur la voie d’une vie réglée, méthodique et productive que je me promets depuis longtemps. (Car évidemment, comment mener une vie méthodique et productive quand, devant l’urgence par exemple d’une lessive, il m’y faut m’y reprendre à de nombreuses fois avant d’atteindre la machine à laver sise dans ma cuisine, tant la traversée des pièces qui en séparent le linge sale est semée d’embuscades ? Tout le temps que j’ai perdu, à relire, à genoux parmi mes chaussettes douteuses, La Chartreuse de Parme, et puis tiens, tant qu’on y est, La Princesse de Clèves et puis, traînant sur le plancher du salon, à portée de chaussette, La Dictature de Carl Schmitt, et enfin n’importe quel livre dont la vue offerte, car hors sa place – bookshelves were invented, it seems, to teach books modesty, to make themselves inconspicuous, leur apprendre à faire tapisserie plutôt que s’exhiber impudiquement et allumer nos passions –, et le désir trop vif m’aura détournée de mon but.)

Non, ce malaise insistant tient à la vanité et à l’inefficacité de tous les principes de classement dont j’ai usé, jusqu’à ce jour, mêmes combinés, ajustés et appliqués avec rigueur, et qui tous ont échoué à ordonner, ne serait-ce que momentanément, et même partiellement, le bordel de langue où je mène ma vie entièrement déréglée par une damnable libido de lecture. Une vie rangée exigerait une bibliothèque rangée. Or, plus je range et classe, plus ça déborde, moins je trouve ce que je cherche, et plus je succombe à ce que je ne cherchais pas.

J’ai relu une fois encore la « Note brève » de GP. Et constaté qu’il ne laisse entrevoir nulle cure certaine. Tous les traitements qu’il mentionne me paraissent au mieux des calmants de la douleur entropique, un opium pour le peuple des lecteurs. C’est qu’il existe entre le genre des catégories qu’il propose de mettre en œuvre et l’espace qu’elles sont censées ordonner une contradiction majeure. Comment en effet ranger une bibliothèque personelle selon des classifications et des ordres, disons publics, i. e. impersonnels ?

Car GP précise bien : « J’appelle bibliothèque un ensemble de livres constitué par un lecteur non professionnel pour son plaisir et son usage quotidien. Cela exclut les collections des bibliophiles (…) mais aussi la plupart des bibliothèques spécialisées (celles des universitaires par exemple) dont les problèmes particuliers rejoignent ceux des bibliothèques publiques. »

Et pourtant que considère-t-il comme manières de ranger les livres ? Les classements alphabétiques, par continents ou pays, date d’acquisition, de parution, par formats, genres, langues etc. Soit les critères mêmes que mettent en œuvre régulièrement, systématiquement, les bibliothèques publiques.

J’y songeais une nuit dans mon lit, me promenant mentalement de rayon en rayon. Cherchant et contemplant de mémoire mes livres, il m’apparut ceci : jamais ils ne se présentaient à moi par ordre alphabétique, de genre, série, discipline, couleur ou même reliure, mais selon des liens et des particularités qui échappent à la raison publique. Je jouais donc, j’ai donc toujours joué ce jeu de mémoire dans ma bibliothèque mentale selon les règles d’un langage quasi-privé. Et je soupçonne qu’il en va de même pour tout sujet lecteur  .

Que la sémantique de mon langage privé ne soit pas celle des nomenclatures publiquement reçues ne le rend pas pour autant incommunicable ou purement solipsiste.

Je puis rendre compte de cet univers mental de livres liés et en développer quelques principes de groupement que je soumets à tous ceux qui souffrent du même mal que moi. On peut les adapter, les multiplier, les combiner. Certains permettent d’opérer des partitions intégrales d’un ensemble ou de plusieurs sous-ensembles ; d’autres ne permettent que des regroupements locaux. En voici un échantillon.

Principes

Principe 1 (Russellien).

Une bipartition simple de n’importe quel ensemble de livre peut s’opérer selon le principe suivant :

- livres où l’on se souvient avoir rencontré au moins une fois le mot ‘livre’ ;

- livres dont on n’a pas souvenir qu’ils aient pu contenir le mot ‘livre’.

Principe 2

- livres écrits sans ‘e’ ;

- livres qui n’offrent, heureusement, pas la moindre ligne de dialogue ;

- livres qui s’épargnent les descriptions en focalisation interne ;

- livres qui abusent de la description en focalisation interne ;

- livres écrits sans verbes ;

- livres écrits sans affecter les personnages d’aucune marque de genre ;

- livres écrits sans ponctuation ni orthographe ;

- livres sans intérêt.

Principe 3

- livres qu’on imagine ou sait avoir fait partie de la bibliothèque de Kimbote, l’annotateur de Feu pâle  ;

- livres que Rodolphe aurait pu offrir à Emma, s’il avait été Valmont et non Rodolphe ;

- livres des collections de la Vaticane capables de justifier l’acte gratuit de Lafcadio ;

- livres susceptibles d’expédier derechef Paolo et Franscesca da Rimini en Enfer.

Principe 4

- livres que, si l’on avait été JJ Rousseau, on n’aurait lu que d’une main (et qu’on lit le plus souvent d’un œil distrait) ;

- livres qui, à force d’en causer ou d’en entendre parler, sortent par les yeux ;

- livres écrits par des écrivains sans oreille ;

- livres qu’on ne peut lire qu’affligé d’un rhume ;

- livres casse-burnes ;

- no brainers.

Principe 5

- livres écrits dans une langue alors qu’évidemment ils ont été pensés dans une autre ;

- livres prétendûment écrits en français et qu’on croirait pourtant traduits d’une langue étrangère (probablement pas même indo-européenne) par une machine de traduction automatique ;

- livres apparemment écrits sous le coup d’une indigestion de métaphysique allemande ;

- livres dont on ne sait s’ils ont été écrits (prétendûment en français) par une machine de traduction automatique ou sous le coup d’une indigestion de métaphysique allemande par une machine de philosophie automatique.

Principe 6

- livres où l’on rencontre des baleines ;

- livres qui ne présentent pas la moindre petite baleine ;

- livres d’où ont disparu, on ne sait pourquoi, les baleines qu’on y imaginait.

Principe 7

- livres censément pathétiques qui vous ont laissé de glace ;

- livres censément érotiques qui vous ont laissé de marbre ;

- livres violemment annotés dans les marges ;

- livres qui contiennent au moins une phrase qui ferait pleurer si l’on se risquait à la lire à haute-voix ;

- livres dont des gens que l’on méprise ont dit du mal (ces livres sont immanquablement respectables) ;

- livres que des gens qu’on admire tiennent ou ont tenu en estime ;

- livres dont au moins un personnage vous a inspiré un jour, au détour d’une ligne, ne serait-ce qu’un soupçon de désir ;

- livres si mal écrits qu’ils en deviennent fascinants.

Principe 8

Autre partition :

- livres casaniers ;

- livres nomades.

Parmi ces derniers, on pourra distinguer :

- livres achetés sur l’autre rive de la Seine ;

- livres qui ont traversé au moins une fois un océan ;

- livres qui vous ont manqué une nuit à trois heures du matin, cruellement, car ils étaient demeurés sur l’autre bord de l’Atlantique.

- livres qui présentent un penchant certain à migrer, à la première opportunité, sous les lits ;

- livres qu’on a emportés plusieurs fois à la campagne sans autre conséquense que de leur faire prendre l’air.

Principe 9

- livres entre les pages desquelles on a placé pour les faire sécher et les conserver, des feuilles, des fleurs ou des graminées, cueillies à l’occasion de certaines promenades ;

- livres contenant au moins une phrase que l’on sait par cœur ;

- livres qui n’ont pas laissé le moindre souvenir ;

- livres qu’on se souvient avoir lu sur un sopha de couleur claire dans une chambre d’une ville étrangère ;

- livre qu’on se souvient avoir lu dans un arbre, le jour justement où la branche a cassé, mais sans parvenir à se rappeler de quoi il parlait.

Principe 10

- livres offerts par quelque’un que l’on aime, aimait, a aimé ;

- livres dont on a parlé avec quelqu’un que l’on aimait ;

- livres dont on aurait aimer parler avec quelqu’un qu’on a aimé ;

- livres dont on imagine qu’ils pourraient ou auraient pu plaire à quelqu’un qu’on aime ou qu’on a aimé ;

- livres qu’on soupçonne quelqu’un qu’on aime ou a aimé d’avoir lu, sans jamais s’en être éclairci ;

- livres qu’on n’aurait jamais lu si quelqu’un qu’on aime ou qu’on aimait ne les avait désignés à votre désir ;

- livres qu’on aimerait ou aurait aimé lire au lit avec quelqu’un que l’on aime ou a aimé sans jamais le lui avoir dit ;

- livres sans lien d’aucune sorte avec l’amour de quiconque (mais ceux-là, qui s’en souvient ?).

Remarques obscures, diverses, inachevées, plus ou moins conclusives et plus ou moins en français  

1.

Ce langage privé ordonne les lieux d’une bibliothèque mentale. Il a sa sémantique, comme toute langue naturelle ; mais ce n’est pas, à l’instar des langages artificiels, disciplinaires, une logique : c’est une topique. Ses catégories ont la banalité des lieux communs (les amours, les affects, les parties du corps, etc.). Ce qui les prive de généralité n’est pas tant leur absence de systématicité, que leur inscrutabilité. [Remember Quine’s good old gavagaï ?]

Car si absence, corps, affects et même baleines ont pour vous certainement quelque pertinence, rangeriez-vous les mêmes livres que moi par exemple dans cette classe : « livres qu’on aimerait ou aurait aimé lire au lit avec quelqu’un que l’on aime ou a aimé sans jamais le lui avoir dit.» Ou même dans celle-ci : « livres d’où ont disparu, on ne sait pourquoi, les baleines qu’on y imaginait. » Intègreriez-vous dans les classes de livres marqués par quelque absence, celles que j’offre sous le Principe 2 ?

De quoi l’absence est-elle pertinente à votre mémoire ?

Ces catégories sont communes ; n’importe qui pourrait classer sa bibliothèque ou une partie de sa bibliothèque selon leurs principes (discernables pour la plupart au fil de la liste de leurs instances). Mais personne ne se retrouverait dans le résultat, autre que le possesseur-ordonnateur (et à terme, même pas lui…)

[Ici insérer quelques considérations on the problem of identity across time, memory and continuity as lockean principles of personal identity.

Une expérience de pensée dans le genre de Dark City : un Malin Génie toutes les nuits s’emploie à réarranger votre bibliothèque, selon des règles aussi curieuses que celles de son arithmétique.

Le Malin Génie, after all, is the inventor and true speaker of the wittgensteinian « private language ».

This private language is a fiction, or is it ? A private language, c’est ce qui reste des mots de la tribu quand il n’y a plus de tribu, mais que règne et ordonne le programme rationaliste et logiciste.

Pourquoi n’y a-t-il plus de tribu ? C’est qu’il y en avait plusieurs et qu’il a fallu mettre fin à leur guerre civile.]

2.

Les vieux topoi hantent encore notre mémoire. Ils sont ce qui nous reste de mémoire. [Et la communauté qui soutenait et se tenait en ces lieux est désuète, si ce n’est caduque : c’est Valdemar qui balbutie encore quelque temps cette chose impossible, « je suis mort ». La rhétorique se tue à dire qu’elle est morte…]

Leur ironie : lieux communs qui articulent le plus intime du sujet. Quel autoportrait –ce triomphe de la modernité, ce rêve de figuration authentique de la particularité individuelle– a jamais pu se passer du secret de leur artifice épuisé ? [cf. Leiris]

Mais ces artifices n’étaient jamais que des arts. L’exil, la désincorporation de toutes nos lois de composition, l’exosomatisation de toutes nos mémoires, leur rationalisation, formalisation, leur publicité et logicisation nous délivrent de l’inscrutable et nous délient de la présence réelle.

Travail crucial et acharné de la modernité : la classification et la standardisation (et non la simple nomenclature). Et par là-dessus encore, la standardisation des classifications…

Après quoi, la pure simulation des signes.

[Chute de Memoria, éclipse de la rhétorique, sortie de l’hétéronomie et de l’organicité de la communauté ; pour sauver sa peau, Théophile de Viau affirme sa parole déliée de tout corps –le sien, et le politique-.]

Après la modernité, il n’y a pas de post-modernité, juste un tour supplémentaire de modernité, another turn of the screw of modernity.

3.

Could we order the outside world, the world of objectivity (real books) according to the patterns residing in our minds, the patterns following which phantom books reside in our minds ? Est-ce jamais ce que l’on fait ? and how could we know, caught as we are between ways of finding things in the world and ways of finding things in our minds, between functionality and memorability, use and value ?

[I doubt it very much. The projection works the other way round ; public classifications and catégorizations have the force of law, l’économie offerte par la norme, la facilité de la communicabilité; y résister demande un effort surhumain ; s’y assujettir un effort plus surhumain encore. Just take a look at your bookshelves or at your selves, your book selves…]

4.

Une bibliothèque, classée selon de tels principes paraîtra à n’importe quel lecteur non familier, amorphe, absurde and puzzling. You can’t search my mind to find a book in my library.

Worse : each time I search my memory, I may find books have shifted. La mémoire endosomatique est aussi insistante qu’elle est labile. I may forget which books I dreamt to read in bed with someone I loved. I may fall out of love and the chunk of my private language this love used to articulate become a dead language. A dead private language.

The discrepancy between my mental ordering of thoughts (fantomatic and prone to loss) and the objective ordering of material things (fixed and weighty) in the world is an ongoing torture. But what turns discrepancy into inadequacy , and then discord ?

Si j’étais optimiste, je soutiendrais à rebours que l’arrangement des choses, l’archive conservent et raniment ce que ma mémoire laisse fuir et dépérir. [Mais cette controverse est aussi vieille que Platon…].

De toutes façons, y a trop de choses, trop de livres, trop de signes ; leur prolifération excède depuis longtemps nos capacités naturelles. Nos artifices techniques et symboliques sont l’ironie même : un supplément inlassable et exponentiel.

Tomorrow, we’ll sample and google our minds (don’t forget to save them every night to the hard disk of your quantum computer…).

5.

On pourrait imaginer la fiction suivante. Un personnage se livrerait à une enquête sur un autre personnage, tenterait d’en reconstituer la vie, la personnalité, d’en discerner l’identité en déchiffrant la configuration de sa bibliothèque. La bibliothèque, selon la sélection et l’ordonnancement de ses éléments serait le corrélat objectif de l’intériorité du personnage à connaître. Sa bibliothèque le figurerait, identité, histoire.

Le chapitre 7 de Si par une nuit d’hiver un voyageur, offre parmi ses règles d’engendrement une figure de ce fantasme (digne du Dupin de Poe) : « une maison pleine de livres contient l’histoire de la lectrice ». Et en effet, dans ce chapitre du roman de Calvino, le Lecteur lit l’histoire de la Lectrice à la simple inspection de sa bibliothèque.

Qu’est-ce d’autre que le symétrique, le miroir de ces foutues descriptions en focalisation interne qui signent mimétiquement l’empire du moderne régime esthétique (indiscernable du régime de la marchandise).

[Immondice du roman de lignée balzacienne, zolesque, robbe-grillée etc. Insérer ici quelque description balzacienne, celle par exemple des magasins où erre Raphael, poète romantique et désespéré, et d’où il ressortira muni de la fameuse peau de chagrin : « Au premier coup d’œil, les magasins lui offrirent un tableau confus… ». Dans le bordel d’objets, le regard du personnage sélectionne et assemble, composant des tableaux (lourdement emblématiques : c’est du Balzac, ça pèse des tonnes… –pourquoi Balzac m’a-t-il toujours fait penser à un plat de choucroute ?–). Coup double du roman balzacien, son piège, sa ruse : la description de l’objectivité est le portrait de la subjectivité à qui le narrateur délègue le procès de la perception esthétique. Le sujet ne se représente qu’ordonné aux rapports entre les objets. Relire Marx sur le fétichisme de la marchandise. Et puis le bon vieux Président de Brosses par la même occase. Bien entendu, le lecteur du roman balzacien est le Lecteur : il déchiffre à la simple inspection des descriptions la personnalité, l’histoire du focalisateur… ]

6.

Et de tout ça, quoi foutre ?

Une contribution, modeste, au désordre.

Une excuse, surtout, pour remettre à plus tard l’urgente lessive. (Je l’avoue : cela seul m’a pu décider à produire ces phrases.)