Les déracinés du Maiden’s Blush

Je suis passé derrière le bar, j’ai noué mon tablier autour de ma taille et je t’ai regardée, Rose, qui t’approchais d’Archie. Tu t’es penchée à son oreille et tu as murmuré quelques mots, il a souri et hoché la tête, posé ses doigts sur le clavier. J’ai reconnu la mélodie tout de suite, c’était cette balade irlandaise que tu aimais tellement, cette chanson d’émigrant qui parlait de solitude et d’amour, de la lande du Connemara et des rues de Galway. Archie la jouait doucement, dodelinant de la tête, murmurant de sa voix de basse, et tu t’es agenouillée à ses côtés, à te laisser envahir par la musique.

J’ai versé dans une coupe à champagne deux tiers de Gin, un tiers d’Anis, une long trait de grenadine, donné un coup de cuiller pour mèler les liquides, et ajouté un glaçon. Le Maiden’s Blush portait bien son nom, il était vraiment rose comme un rougissement de jeune fille et j’ai posé la soucoupe devant toi, sur le bois sombre du piano. Tu avais appris les paroles à Archie, et c’était étrange de voir cet arrière petit-fils d’esclave prononcer des mots qui parlaient d’un pays si loin de l’Afrique. Archie chantait les ruisseaux et les prairies d’Irlande, la bruine et l’automne, avec dans sa voix autant d’émotion que s’il avait chanté le coton et les chaînes. Et puis j’ai repensé aux manifestations des Indépendants, il n’y a pas si longtemps, dans les rues de New York, à ces protestants blancs puritains qui hurlaient leur haine des Juifs, des Noirs, des catholiques, et d’entendre Archie chanter cette balade ne m’a plus paru si incongru.

J’ai repris à voix basse la mélodie avec lui, et moi qui ne suis ni vraiment Noir, ni vraiment Juif, ni vraiment rien du tout, je me suis senti comme un oiseau sans nid, et j’ai eu envie d’être quelque chose, d’avoir une famille, une patrie, un village à pleurer, pour vivre un instant l’ivresse de l’illusion de savoir qui je suis.

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Image2Illustration de Yoko Ueta