Pour les 25 ans de l'Oplepo, 25 octobre 2015 Valérie Beaudouin

Italo Calvino a examiné de près les avancées théoriques de l’informatique tout comme celles des sciences humaines : il s’en inspire pour penser le travail de composition littéraire comme combinatoire mais aussi pour imaginer des machines à écrire et à lire dans ses livres.

Les rêves de l’intelligence artificielle tels qu’ils s’exprimaient à son époque ont vécu. Ou plutôt ils se sont renouvelés sous des formes différentes. Qu’est ce que composer à l’ère du réseau des machines, des humains et des documents ?

Partant du titre « Calvino et la machine », je reconstruis le parcours d’exploration et de composition qui s’offre au lecteur d’aujourd’hui. Quelle image des relations entre Calvino et la machine le web nous offre-t-il ? Qu’est-ce que cela nous dit sur les transformations des activités de lecture et d’écriture ?

I

Le chapitre VIII de Si (par) une nuit d’hiver un voyageur se présente comme le journal de l’écrivain Silas Flannery. En panne d’écriture et fasciné par la Lectrice qu’il regarde à travers sa longue vue, Flannery apprend par Marana[1] qu’une entreprise japonaise a découvert la formule de ses romans, et qu’elle parvient à produire des romans qu’aucun critique ne pourrait identifier comme des faux.

« Il m’a expliqué que l’habileté des japonais, pour imiter à la perfection la production occidentale, s’est étendue à la littérature. Une entreprise d’Osaka est arrivée à mettre la main sur la formule des romans de Silas Flannery et parvient à produire des textes absolument inédits, de tout premier ordre, capables d’envahir le marché mondial. Une fois qu’ils ont été retraduits en anglais (ou mieux : traduits dans l’anglais dont ils feignent d’être traduits), aucun critique ne pourrait les distinguer des vrais Flannery ». p. 199

Un peu plus loin dans son journal, Silas Flannery rend compte de sa rencontre avec Lotaria, la soeur de la Lectrice Ludmilla, à qui il a prêté des livres. Elle ne les a pas lus “parce qu’ici elle n’a pas d’ordinateur à sa disposition”. La lecture se fait pour elle par la médiation d’une machine, une liseuse d’un type particulier, qui réduit les textes à des listes de mots assortis de leur fréquence d’occurrence.

« Elle m’a expliqué qu’un ordinateur dûment programmé peut lire un roman en quelques minutes et dresser la liste de tous les vocables contenus dans le texte, par ordre de fréquence. « Je dispose ainsi tout de suite d’une lecture complètement achevée, m’a-t-elle dit, c’est une économie de temps inestimable. Qu’est-ce en effet que la lecture d’un texte, sinon l’enregistrement de certaines récurrences thématiques, de certaines insistances dans les formes et les significations ? La lecture électronique me fournit une liste des fréquences qu’il me suffit de parcourir pour me faire une idée des problèmes que le livre pose à une étude critique (…) ». p. 207

Et Silas, troublé par la pratique de lecture de Lotaria, se prend alors à imaginer son livre même composé par une machine à partir d’une liste de mots.

« Peut-être qu’au lieu d’écrire un livre je pourrais dresser des listes de mots par ordre alphabétique, une cascade de mots isolés où s’exprimerait la vérité que je ne connais pas encore, et à partir desquels l’ordinateur, en retournant  son programme, obtiendrait un livre : mon livre ». p. 209

Ce chapitre présente trois types de machines imaginaires : une machine à écrire, un machine à lire et une machine hybride qui se nourrit des résultats d’une machine à lire pour écrire.
Pour Calvino, parce que l’écriture est pour lui affaire de combinatoire de composants linguistiques, penser une machine qui lise et écrive s’inscrit naturellement dans sa réflexion sur la littérature. Ce qui est frappant, pour nous lecteurs du XXIè siècle, est que la représentation littéraire de la machine à composer ou à lire correspond aux promesses de l’intelligence artificielle et de la linguistique informatique : ce sont des machines qui pensent, capables de comprendre, de dialoguer, de générer des textes comme un humain.
 

II

Près de quarante ans plus tard, les machines à composer et à  lire n’existent pas. Certaines existent sur un mode ludique (machines à composer des articles scientifiques, qui respectent quelques aspects formels mais absurdes dans leurs contenus) ou industriel (fabrication d’annonces de presse standardisés). La voie de la génération de texte par la machine s’est asséchée.

En explorant les potentialités de la machine qui pense, l’Intelligence artificielle de l’époque, qui s’est rapidement trouvée dans une impasse,  n’avait pas du tout anticipé ce que serait la mise en réseau des machines, et plus précisément la mise en réseau des documents et des individus sur le Web. L’entreprise de numérisation généralisée des activités humaines mais aussi de toutes les productions du passé nous permet du bout des doigts via l’écran ou le clavier, de déplier le temps et l’espace pour explorer de lien en lien des univers entiers de documents. Nous voilà depuis notre chaise face à un écran à lire et à écrire, traversant les langues, les époques, les types de documents, des œuvres originales aux commentaires en passant par les citations, reprises, réécritures.
Qu’est ce que composer des textes quand nos manières de lire et d’écrire sont profondément bouleversées ? Les questions que se posaient Calvino sur les principes de composition, nous nous les posons aujourd’hui encore à l’Oulipo. Comment inventer des formes de composition qui soient de notre époque.
Comme dans le Versificateur de Primo Levi (nous y reviendrons), prenons un sujet « Calvino et la machine » et voyons ce qu’on peut lire et composer en partant d’une exploration du Web. C’est surtout une manière de voir comment les réflexions de Calvino sur le sujet sont citées, commentées, reprises dans les méandres du réseau, dans des langues différentes.
 
Comment j’ai écrit ce texte ? J’ai proposé un titre à l’Oplepo, « Calvino et la machine ». Bien sûr ce titre n’est pas sorti d’un chapeau. Nous avons, Anne Garréta et moi-même, longuement travaillé sur Si par une nuit d’hiver un voyageur. Faisons confiance au réseau des machines et demandons-lui ce qu’il a à dire sur Calvino et la machine.
 
J’ai utilisé notre moteur de recherche familier, j’ai cherché "Calvino AND machine », en français, en italien et en anglais. Et j’ai suivi les chemins proposés par la liste des résultats, au risque de s’y perdre. On gagne toujours quelque chose à se perdre.

Voyons donc le résultat.

 

III

Je me suis mise devant ma machine et j’ai commencé la recherche.

La première page de résultats, renvoie à la Machine littérature ou the Literature machine, un ensemble d’essais de Calvino publiés en 1984 en français et en 1987 en anglais. Epuisé en France, ce livre est accessible en anglais via Google Books. La lecture de la table des matières montre qu’il s’agit d’essais sur la littérature. Un seul titre nous renvoie précisément à la question de la machine « Cybernetics and Ghosts ». C’est d’ailleurs l’unique chapitre du livre librement accessible dans Google Books. Il s’agit d’une conférence prononcée à Turin en 1967 et dans d’autres lieux, précise le sous-titre. Je lis à l’écran.
Je quitte ma page de résultats pour aller dans un autre onglet chercher ce même texte en français. Pourquoi lire en anglais si je peux le faire dans ma propre langue ? Il est facilement accessible sur le site Littératures et Compagnie de Bernard Obadia.
En revanche, je ne parviens pas à trouver la version originale en italien, ce qui aurait été bien pratique pour les citations originales.

J’imprime le texte. Je quitte le navigateur pour lire le texte de Calvino imprimé. Je sors des écrans pour retrouver le papier.



Pour Calvino, écrire est un assemblage de mots. Les opérations narratives peuvent ainsi être comparées à  des opérations arithmétiques. La combinatoire est au cœur de l’écriture.
Calvino rend compte d’une évolution majeure de notre perception du monde sous l’influence des « cerveaux électroniques », autrement dit avec l’avancée de l’intelligence artificielle :

« le monde, sous ses aspects variés , est de plus en plus considéré comme discret et non comme continu ».

La théorie de l’information, le modèle du cerveau électronique, conduit à traduire dans des modèles mathématiques tous les processus les plus réfractaires. Le codage binaire en 0/1 devient le principe de base de toute combinatoire.

« Les cerveaux électroniques, s’ils sont encore loin de produire toutes les fonctions d’un cerveau humain, sont néanmoins déjà en mesure de nous fournir un modèle théorique convaincant des processus les plus complexes de notre mémoire, de nos associations mentales, de notre imagination, de notre conscience. Shannon, Weiner (sic), von Neumann, Turing ont radicalement changé l’image de nos processus mentaux. À la place de ce nuage changeant que nous portions jusqu’à hier dans la tête - et dont nous cherchions à relater l’épaisseur ou la dispersion en décrivant d’impalpables états psychologiques, d’ombreux paysages de l’âme-, nous sentons aujourd’hui le passage de signaux qui courent sur des circuits enchevêtrés reliant les diodes, les relais, les transistors dont notre calotte crânienne est pleine. »

 
Dans ce texte, Calvino montre qu’il a une connaissance approfondie des avancées de la recherche dans le domaine scientifique et dans celui des sciences humaines. Le structuralisme en linguistique comme en anthropologie,  la sémiologie de Barthes, l’intelligence artificielle (de Shannon, Wiener, Von Neumann, Turing), la découverte de l’ADN, la linguistique générative de Chomsky, la sémantique structurale de Greimas, l’école de Kolmogorov, l’Oulipo sont tour à tour convoqués pour en arriver à la question centrale :

« Ces procédés établis, posséderons-nous, en confiant à un computer la mission d’en accomplir les opérations, la machine capable de remplacer l’écrivain et le poète ? »

Calvino ne fait pas partie de ces êtres effrayés par le progrès et la technologie. Il envisage avec sérénité la possibilité théorique de cette machine. Si le cas de le littérature de « série » paraît relativement simple, il réfléchit à la machine écrivante.

« De quoi s’agit-il après tout, sinon d’autant de territoires linguistiques, dont nous pouvons parfaitement établir le lexique, la grammaire, la syntaxe et les propriétés susceptibles de permuter ? »

Autrement dit, écrire étant une affaire de permutation et de combinatoire, cette activité pourrait être déléguée à une machine.
Il témoigne dans ce texte d’une confiance à l’égard de la science tout à fait étonnante, qu’on ne retrouve plus 10 ans plus tard dans Si par une nuit d’hiver, marqué par le doute : la machine y devient menaçante.
Il pose alors la question du style de cet automate littéraire. Il l’imagine adapté pour « la production d’œuvres traditionnelles, de poésies à formes métriques closes, de romans armés de toutes leurs règles ».
La machine imaginée par Calvino est la machine de l’anti hasard, elle s’oppose à des expériences de production aléatoire de textes, telles qu’on les voyait à l’époque, qui déconstruisent le sens.
La machine pensée par Calvino rejoint les ambitions de l’intelligence artificielle de son époque, il s’agit de machines capables d’apprendre et d’innover, d’inventer de nouvelles formes :

« Et, de fait, étant donné que les développements de la cybernétique portent sur les machines capables d’apprendre, de changer leurs propres programmes, d’étendre leur sensibilité et leurs besoins, rien ne nous interdit de prévoir une machine littéraire qui, à un moment donné, ressente l’insatisfaction de son traditionalisme et se mette à proposer de nouvelles façons d’entendre l’écriture, à bouleverser complètement ses propres codes ».

Plus étonnant encore, Calvino pense cette machine à produire de la littérature comment pouvant être influencée par le contexte socio-économique qui agirait sur le style, via la médiation d’indicateurs statistiques.
 
Calvino envisage sans inquiétude la mort de l’auteur, dans la lignée de Barthes, et l’imagine bien remplacé par la machine : « le moment décisif de la littérature deviendra la lecture » écrit Calvino. Il poursuit :

« la machine littéraire peut effectuer toutes les permutations possibles sur un matériau donné ; mais le résultat poétique sera l’effet spécifique d’une de ces permutations sur l’homme doté d’une conscience et d’un inconscient ».

 
Je reviens à ma machine, aux résultats de ma requête dans le navigateur. On y trouve des liens vers des librairies pour acheter le livre numérique ou physique, des liens vers des critiques du livre, des travaux universitaires sur Calvino et sur ce livre en particulier. Il faut aller au-delà de 100 résultats pour trouver des usages de machine associés à Calvino qui ne soient pas le titre de son livre. L’usage métaphorique de la machine comme mécanisme de production des textes commence à prendre sa place.
 

Je me perds dans cette profusion de résultats qui citent principalement la Machine littérature. Comment sortir de ce labyrinthe qui est en fait un cul-de-sac ? Je change de stratégie. J’utilise une requête précise et multilingue pour retrouver les documents qui traitent précisément du texte de la conférence : Calvino AND ("cibernetica e fantasmi" OR « Cybernetics and ghosts » OR « Cybernétique et fantasmes »). Pour ces trois langues que sont l’italien, l’anglais et le français, le moteur de recherche Google, retourne 376 résultats différents montrant à quel point ce texte a été lu, cité, commenté, repris.  Le Web à qui l’on reprochait son peu de mémoire se rattrape, fait revivre le passé dans le présent.

Je trouve un bout du texte original de « Cibernetica e fantasmi » sur une page Facebook.
Vient ensuite un article de Ludovico Ristori, « Scienza e Letteratura, discipline in equilibrio dinamico », qui résume pas à pas le propos de la conférence de Calvino. En italien, je parviens à repérer les articulations du texte que j’ai lu en anglais et surtout en français.

« In Cibernetica e fantasmi Calvino ha mostrato, infatti, che, fin dalla scopert Cibernetica e fantasmi va del linguaggio, l’uomo ha sempre composto le sue storie principalmente con permutazioni di parole, per esprimere con pochi simboli un numero quasi infinito di concetti. Portando all’estremo questo ragionamento l’autore si è domandato allora, se, viste le riflessioni del periodo sulla struttura delle opere letterarie e le contemporanee scoperte in ambito di intelligenza artificiale, non fosse concepibile una “macchina letteraria” per scrivere i racconti al posto dei consueti autori umani. Egli, fra l’altro, ha raggiunto la conclusione positiva senza accompagnarla con i “lagrimosi lamenti” che visioni di questo tipo provocano solitamente fra i letterati. L’ha considerata, invece, lo spunto per interrogarsi sul meccanismo di innesco dell’inconscio umano e per chiedersi se la creatività umana risultasse, per far ciò, un requisito indispensabile. La tesi finale è risultata decisamente forte, riconoscendo il primato del significato dato all’opera dai lettori sul talento dell’autore ; poteva esserci, sostanzialmente, anche una macchina dietro un capolavoro, bastava che questo fosse riconosciuto tale dal pubblico ».

IV

Je poursuis l’exploration des résultats et tombe sur l’article de Paul Braffort, « L’ordre dans le crime. Une expérience cybernétique avec Italo Calvino ». A propos de la réflexion de Calvino sur la machine, il fait référence au « Versificateur » de Primo Levi. Est-ce en lisant ce même  article qu’il y a quelques années j’ai découvert cette nouvelle de Primo Levi ? Sans aucun doute. Paul Braffort explicitait la connexion évidente entre Levi et Calvino au sujet de la machine. Editeur chez Enaudi, Calvino lisait Levi et avait sans doute lu cette nouvelle.
 

« Le thème que l’on n’appelait pas encore « informatique » était bien dans l’air puisqu’en 1966 l’éditeur Einaudi, chez qui Calvino avait joué un rôle important, aux côtés de Pavese, Ginsburg et Vittorini, avait publié Storie naturali un recueil de nouvelles de Primo Levi (sous le pseudonyme « Damiani Malabaile » qu’il ne devait abandonner que pour la réédition de 1987). La troisième nouvelle du recueil, Le Versificateur, mettait en scène un poète et une « machine » et illustrait brillamment un paradoxe de « réflexivité à la Borgès » que bien d’autres auteurs - et Calvino lui-même - utiliseront : à la fin le Poète, s’adressant au public, déclare que tout ce qui vient d’être dit à été composé par le Versificateur lui-même.


 
Et me voilà à la recherche des Histoires naturelles. Cette fois je ne m’assieds pas devant mon écran pour chercher, je vais dans ma bibliothèque : je me souviens de la forme du livre, je sais qu’il est rangé avec les autres Levi, qu’il est dans la bibliothèque du fond, au niveau de la lampe de chevet, là où sont les livres dont l’auteur commence par L. Il s’agit d’un monde connu et ordonné. Je sors du labyrinthe.

Je cherche en vain sur le web le texte en italien, je ne trouve qu’un extrait en version bilingue. Mais sur une plateforme de vidéos, je découvre une mise en scène du texte pour la télévision Rai diffusée en février 1971.

Spezzone de « Il versificatore », trasmesso dalla Rai il 17 febbraio 1971.
Tratto dal racconto di Primo Levi ; regia di Massimo Scaglione ;
con Gianrico Tedeschi, Milena Vukotic e Angelo Bertolotti.

 
Primo Levi publie en 1966 Histoires naturelles (Storie naturali). Dans ce recueil de nouvelles, l’une, le Versificateur (Il Versificatore (già apparso ne Il Mondo, 17 maggio 1960)), se présente comme une courte pièce de théâtre mettant en scène un poète, sa secrétaire et un représentant de commerce qui vend des machines de bureau. Le poète est en panne d’inspiration pour une de ses commandes et veut tester le Versificateur, la machine dont lui a parlé le représentant.

« La machine prononce les vers qu’elle compose et les transcrit simultanément ».

Dans cette machine qui n’est qu’un simple « versificateur », il suffit d’introduire trois ou quatre paramètres pour que la machine compose : le sujet, le ou les registres (ton, style, genre littéraire), la forme métrique et éventuellement l’époque.

Pour le représentant de commerce, le Versificateur n’est pas encore un poète mécanique abouti. Pour cela il faudra attendre « The Troubadour », une machine :

« capable de composer dans toutes les langues européennes, vivantes ou mortes, capables de faire des poésies sans interruption sur mille feuilets, de -100° à +200° centigrades, dans n’importe quel climat, même sous l’eau et sous le vide ».

Le Versificateur, version fixe et monolingue de « The Troubadour », produit des textes en vers. Il y a un degré de « licenciosité » qui peut être fixé et qui peut conduire à transformer le vocabulaire pour respecter les contraintes métriques.
Le retournement apparaît dans le dernier paragraphe : le poète s’adresse au public, fait un bilan de l’usage qu’il a fait de la machine (utile mais pas encore amortie) et de ses apprentissages

« il tient la comptabilité et règle les paiements, m’avise des échéances et fait même mon courrier : je lui ai appris en effet à composer en prose, et il s’en tire tout à fait bien ».

Cette machine présentée initialement comme un objet aux fonctionnalités limitées est devenue une machine apprenante (de l’algorithme à l’heuristique). Il semblerait que le Versificateur ait même pris la place de la secrétaire. Et le texte s’achève par  une mise en abyme :

« Le texte que vous venez d’écouter par exemple est son œuvre ».

 
Je poursuis  l’exploration, toujours face à mon écran.
Dans « Meccanica è vita. Da Calvino alla robotica evolutiva », Christian Fuschetto pose que la littérature mieux que les essais scientifiques peut rendre compte des innovations. A son tour, il établit la connexion entre Levi et Calvino dans une section de l’article intitulée : « Levi e Calvino rispondono alle provocazioni di Ross ». Mais qui est ce Ross ?
 
Ross, Thomas de son prénom, a publié un article en 1933, Machines That Think. En préambule un mot du directeur de la revue résume le propos de l’article : « describes a purely mechanical device which can think and learn ». Il n’était évidemment pas le premier, mais le titre de son article résonne avec la question de Turing : Can machine think ? qui lui date de 1950 (A. M. Turing (1950) Computing Machinery and Intelligence. Mind 49 : 433-460.)
Ceci me rappelle l’optimisme démesuré de H Simon et A. Newel qui en 1957 prétendaient :

« qu’il existe désormais au monde des machines capables de penser, d’apprendre et de créer. Qui plus est, le champ de leur possibilités est appelé à s’élargir à une cadence rapide jusqu’au jour où – dans un avenir qui n’est pas si lointain – la gamme des problèmes qu’elles seront à même de traiter équivaudra à celle que peut appréhender l’esprit humain… ».

Dans un article de 1958 de H. Simon et A. Newel, intitulé « Heuristic Problem Solving : The Next Advance in Operations Research », l’idée de l’effacement des frontières et des différences entre les humains et les non-humains est clairement présente :

« L’intuition, l’inspiration, la perspicacité, la faculté d’apprendre ne sont désormais plus l’apanage des humains : n’importe quel gros ordinateur puissant et rapide peut également en faire preuve lui aussi. [2] ».

 
Et me voilà partie dans l’histoire de l’intelligence artificielle, m’éloignant peu à peu de Calvino, emportée de lien en lien vers des chemins inconnus.
Nous voici conduits à errer de documents en documents, guidés par des références, des citations, explorant les profondeurs du temps sur une durée qui s’étend de 1933 à aujourd’hui sur des territoires linguistiques divers. Un enchevêtrement d’intertextualité que nous donne à voir le réseau.
 
 
Il est temps de conclure.
Calvino était prudent de réfléchir de manière théorique à ce que serait une machine à composer des textes et de ne pas s’être frotté à la pratique. Il ne s’est pas intéressé aux vraies machines.
Bien imprudente ai-je été en cherchant à composer un texte à partir d’une exploration du web.
 
Les machines génératives n’ont guère produit de textes qui aient été appréciés par les lecteurs. Ce sont des expériences qui ont abouti à des impasses, sans doute parce que produit pas une machine, le texte détruit toute forme de complicité entre l’auteur et le lecteur.
En revanche, la réflexion théorique sur la machine a donné des idées de composition intéressantes. Réfléchir de manière abstraite, en vue d’une transposition possible, comme l’a fait Calvino, était très productif.
De même dans la forêt du web, aux racines profondes, labyrinthe épais, il y a un travail de réflexion à mener pour inventer de nouvelles formes qui se nourrissent de cette complexité. Tout le travail reste à faire.
 
 
 
 
 
[1] Marana est le « Rappresentante dell’OEPHLW di New York («Organizzazione per la Produzione Elettronica d’Opere Letterarie Omogeneizzate») ».
Dans la traduction de 1981 de Sallenave et Wahl, on lit : « OEPHLW (Organisation pour la Production électronique d’Oeuvres littéraires homogénéisées) » ; dans la nouvelle traduction, le sigle a été également changé « OPEOLH (Organisation pour la production électronique d’oeuvres littéraires homogénéisées) » : le traducteur n’a-t-il donc pas vu que le sigle était en anglais et non en italien dans la version initiale ?
 
[2] Cité dans Dreyfus, 1984, pp. 21-22, Velkovska J. et Beaudouin V. (2014), « Parler aux machines, coproduire un service. Intelligence artificielle et travail du client dans les services vocaux automatisés », in Emmanuel Kessous et Alexandre Mallard (dir.), La Fabrique de la vente. Le travail commercial dans les télécommunications., Paris, Presse des Mines, pp. 97‑128.
 
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