Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

En 1934 je publie mon livre sur l’ouverture française. Il a eu un très grand retentissement ; c’était, à cette époque, le seul livre fait avec toutes les variantes possibles d’un début. Ce n’était pas pour moi ce qu’il faut faire, je suis très opposé à cela, c’est comme de confondre une table de logarithme avec les mathématiques. Il faut donner sur chaque début ce que j’appelle des thèmes directeurs, les idées stratégiques, etc. Dans l’ouverture française, ces thèmes stratégiques n’ont pas varié jusqu’à maintenant alors que le nombre de variantes a augmenté d’une manière considérable, et augmentera encore, c’est pourquoi il ne me parait pas intéressant de faire ces recensements – en quelque sorte, des banques de données – sauf dans quelques cas particuliers.

Dans mon ouvrage, j’avais dit à la note 458 : “Un coup audacieux mais logique qui mériterait d’être plus souvent expérimenté.” A ma connaissance, il n’avait jamais été expérimenté. (1) C’était une idée stratégique que j’avais : j’avais constaté que dans toute une famille de positions plus ou moins comparables à celle-ci, ce coup de Dame G4 est un coup important ; autrement dit, c’était un coup général applicable dans des cas très différents et qui ici n’avait jamais été appliqué. Ceci se trouvait dans mon livre paru en 1934.

En 1935, Alekhine perd un premier match avec Euwe. Il l’a perdu de peu à cause de trop de whisky, car Alekhine était tout de même un peu plus fort que Euwe, il avait du génie alors que Euwe est très intelligent, très instruit, très équilibré, connaissant très bien la théorie des débuts, des milieux et des fins, un joueur académique parfait – avec des éclairs, quand même, mais ce n’était pas Alekhine. Alekhine a perdu son match. A son retour d’Amsterdam où le match s’était joué, il me dit : “C’est après avoir lu votre ouvrage que j’ai joué dans une partie ce 4 dame G4 que vous avez recommandé et qui n’a jamais été joué, pour vous permettre d’avoir une variante de plus dans la deuxième édition.” Il avait gagné cette partie-là, ce qui ne veut pas dire que ce coup fait forcément gagner, il maintient l’égalité. Je crois que c’est le meilleur, je ne peux pas dire qu’il gagne.

L’autre match a été joué deux ans plus tard, en 37, gagné par Alekhine qui avait bu moins de whisky, d’une manière assez nette sans être écrasante. Puis mes rapports s’espacent et c’est la guerre. Nous arrivons à l’époque où je faisais partie du comité SEMEC, comité dont la présidence avait été donnée à Euwe qui était à la fois un assez bon mathématicien et ancien champion du monde d’échecs. Le groupe déjeunait souvent ensemble à l’occasion de nos réunions, soit à Milan, soit à Amsterdam, soit en Suisse ou ailleurs. Lors de ces déjeuners on faisait quelquefois des petites parties rapides. Un jour, Euwe me dit : “Vous savez, dans mes deux matchs avec Alekhine, il y avait des françaises, et je les suivais toutes d’après votre bouquin.” Comme Alekhine le faisait aussi on peut dire que les dix premiers coups étaient joués par moi contre moi !