dialogue dans le goût ancien Marcel Bénabou

Hermogène

Eh bien, mon cher Socrate, comme tu le souhaitais si fort, voici que nous nous trouvons à nouveau réunis.  Un certain nombre de  siècles après notre dernier débat, qui était d’ailleurs aussi, si je ne me trompe, le premier…

Socrate

 Par Apollon, oui ! Le premier, mais pas tout à fait  le dernier…Tout ça, mon cher Hermogène, ne nous rajeunit  pas ! Moi surtout. Car pour ce qui est de toi, je n’ai pas pas de raison de le taire, tu n’as pas l’air moins jeune. Non vraiment, tu n ‘as pas l’air moins jeune. Plus de vingt siècles après ! Nettement  plus fort qu’Alexandre Dumas, n’est-ce pas ?

Hermogène

Nettement plus fort, en effet..

Socrate

Veux-tu que je te dise, Hermogène ? Ce débat,  ce fameux grand débat, je n’ai pratiquement pas cessé d’y penser et d’y repenser, moi. Il faut dire qu’il portait sur un problème grave, et qui n’est pas près d’être résolu.

Hermogène

Ce n’est pas un problème négligeable, en effet, que celui du rapport des noms avec les objets qu’ils désignent.

Socrate

 Or, tu te souviens, bien sûr, que notre ami Platon, bravant je ne sais comment les  strictes consignes que j’avais données (pour d’évidentes raisons de sécurité), s’était glissé comme une souris grise dans un coin de la pièce où nous conférions, et avait pris en note l’intégralité ou presque de nos propos…

Hermogène

Bah, tu ne le sais que trop, Socrate, c’est  sa méthode habituelle : il rapporte toujours tout !

Socrate

Oui. Le plus drôle, c’est que, mine de rien, avec ce petit ton plat qui est comme sa signature, il a fini par se faire un sacré nom chez les philosophes de tous poils :  tout ça en se contentant de reproduire, au iota près, mes entretiens avec tel ou tel d’entre vous. Il faut dire qu’il vous a tous faits,  et sans se gêner.

Hermogène

 

Dis plutôt qu’il nous a tous joliment refaits, le bougre, et systématiquement ! Il a pris d’abord ceux dont les noms sont des lipogrammes en e et qui riment, comme Ion et Criton.

Socrate

Ou bien Gorgias, Hippias, Critias et Protagoras.

Hermogène

 Oui, mais pour Lysis, il  était trop pressé, et n’a pas attendu de trouver la rime…

Socrate

Après ça, il s’est attaqué aux monovocalismes en e : Phèdre,  Ménéxène, sans oublier Théétète, chez qui (je profite de l’occasion pour te le rappeler), l’ami Queneau a puisé l’exergue fameux de ses non moins fameuses Fleurs bleues.

Hermogène

Je me souviens. Onar anti oneiratos : un rêve contre un rêve, dirions-nous aujourd’hui. Une formule que certains pourraient utilement méditer.

Socrate

 C’est bien vrai…En tout cas,  et c’est là que je voulais en venir, il y a au moins un mérite qu’on ne teut pas lui enlever, à ce brave Platon : grâce à son dialogue, notre débat a fait quelque bruit dans le monde. Et pas seulement chez nos contemporains…

Hermogène

C’est un fait, Socrate : des dizaines, des centaines, des milliers de livres, d’articles, de colloques, de tables-rondes, de symposiums (ah, j’ai beaucoup de mal à ne pas dire symposia) lui ont déjà  été consacrés. Et ça n’arrête pas.

Socrate

 La preuve : vingt quatre siècles après, on en cause encore. Et dans les lieux les plus inattendus, comme nous ici ce soir,  en cette salle où je t’ai prié de me retrouver, et qui est, m’a-t-on dit, vouée d’ordinaire au culte des images animées, un art dont notre Platon, toujours lui, avait pressenti le prodigieux développement dans sa fameuse allégorie de la caverne.

Hermogène

En effet, Socrate. J’ajouterai que notre antique débat a eu un autre mérite : il a apporté une sorte d’immortalité au troisième homme de notre discussion, celui dont le nom commence précisément là où finit le tien.

Socrate

Ah, tu veux parler de ce cher Cratyle…

Hermogène

 C’est toi qui l’as nommé !

Socrate

 Oui, je l’ai nommé et je le nommerai encore. Je l’avais convoqué aussi, figure-toi, mais des affaires plus urgentes apparemment le retenaient, ce sot. Dommage. Il  ne sait pas ce qu’il rate, Cratyle !

Hermogène

Je dois t’avouer, Socrate, que, malgré nos vives divergences passées, je regrette son absence. Tu te souviens de sa thèse : il soutenait mordicus que le nom est lié à son objet par un rapport de ressemblance…

Socrate

 Tandis que toi, tu affirmais au contraire qu’il n’est attaché à lui que par l’effet d’une simple convention.

Hermogène

Et comme tu passais par là (pas par hasard, bien entendu) nous t’avons demandé d’arbitrer entre nous.

Socrate

Eh oui, je me souviens de tout cela, bien sûr. Mais pour ce qui est de Cratyle, rassure-toi, cher Hermogène. Même physiquement absent, il sera pas mal présent parmi nous ce soir. C’est qu’à vrai dire sa théorie exerce une séduction irrésistible ! Tout le monde, vois-tu, a été, est ou sera un jour cratylien…

Hermogène

Eh quoi , Socrate ! Serait-ce que tu comptes me refaire le coup de la dernière fois ? Te laisser saisir par la même fièvre ? Entraîner dans le même tourbillon ? T’attaquer à toutes sortes de vocables et, semblable à ces inspirés qui se mettent soudain à chanter des oracles, faire foisonner les étymologies ?

Socrate

Je dois dire, Hermogène, que je ne suis pas peu fier de mes exploits de ce jour-là, et, peut-être plus encore, de la postérité qu’ils ont eue.

Hermogène `

Tu le peux, mon cher Socrate : à coup de mots-valises que n’eût jamais osé risquer le très révéré révérend Dodgson, à coup d’à-peu-près plus ou moins boiteux qui eussent fait verdir de rage les vaillants rédacteurs de l’Almanach Vermot, à coup de désarticulations phoniques qui eussent effrayé Raymond Roussel lui-même, tu avais su transformer tous ces mots que tu brisais et reconstituais à ton gré en prodigieux réservoirs de sens.  Travail de virtuose, travail de précurseur…

Socrate

 Oui, j’ai eu la joie de pouvoir anticiper largement sur quelques hardis novateurs, qui m’ont permis d’occuper la place que j’occupe aujourd’hui. Car, comme tu le sais, ce n’est pas toujours, en matière littéraire, le premier qui détermine le second, mais bien le contraire.

Hermogène

Que veux-tu dire par là, Socrate. Je crains de ne pas bien te comprendre.

Socrate

C’est pourtant simple ! Crois-tu vraiment que mes étymologies auraient connu le même destin  sans tout ce qui les a suivies : les géniales séries de dérivations grâce auxquelles un Brisset a su rendre compte des origines humaines, sans les glorieuses gloses qu’un Leiris a  serrées en son glossaire, ou encore, plus près de nous, sans ces exquises variations qu’un Perec a su tirer du nom de la divine Montserrat Caballé ?

Hermogène

Assurément, Socrate.  Mais je ne vois toujours pas pourquoi tu as tant tenu à me faire revenir du royaume des ombres pour te donner la réplique dans ce tardif supplément à notre dialogue.

Socrate

 Je vais donc te le dire sans plus tarder. Mon idée  est celle-ci : s’il y a, comme je te l’ai montré jadis, un rapport nécessaire de ressemblance, que dis-je, de dépendance étroite, entre un nom et l’objet qu’il désigne, ce rapport doit exister en toutes langues, et ne pas se limiter au grec attique dans lequel nous nous exprimions jadis. Me suis-tu ?

Hermogène

Oui. Mais je te comprendrais mieux si tu illustrais ton propos par un exemple.

Socrate

Volontiers.  Prenons le nom d’un objet qui n’était guère répandu de notre temps, mais qui depuis est devenu familier au moindre écolier. Un objet cher à tous ceux qui, comme nous, sont des amoureux passionnés du langage.

Hermogène

Laisse-moi deviner !  Voyons, tu as bien dit : un objet cher aux amoureux du langage. Eh bien, eh bien… ne serait-ce pas, ne serait-ce pas, tout simplement, un dictionnaire ?

Socrate

Tout juste, Hermogène !  Eh bien, cet objet,  auquel tu as tout de suite pensé, est-il ou n’est-il pas, à tes yeux, bien nommé ?

Hermogène

Comment le saurais-je, Socrate ? C’est à toi de me le dire !

Socrate

Bon. Nous dirons qu’un objet est bien nommé si son nom exprime, sans ambiguité aucune, sa fonction, sa destination. Tu en es d’accord ?

Hermogène

Comment ne pas l’être ?

Socrate

Or, quelle est, depuis toujours, la fonction d’un dictionnaire ? N’est-ce pas de permettre à celui qui le consulte de ne pas se tromper sur le sens des mots qu’il emploie, car une telle erreur, tu le sais, pourrait avoir des conséquences incalculables ?

Hermogène

Assurément, c’est bien là sa fonction, et je dirai qu’elle n’est nullement négligeable.

Socrate

Mais cette fonction, sur l’importance de laquelle je n’ai pas besoin d’insister puisque tu la mesures aussi bien que moi, Hermogène, cette fonction, ne saute-t-elle pas immédiatement aux yeux, ou plutôt aux oreilles, lorsque l’on examine de près le mot ?

Hermogène

Comment cela, Socrate ?

Socrate

Eh oui, mon cher Hermogène. Un dictionnaire indique si on erre. C’est aussi simple que cela : un dictionnaire indique si on erre…

Hermogène

C’est bon, Socrate, j’ai compris, oui, oui,  j’ai compris… un dictionnaire indique si on erre, c’est certain.

 (Il rit )

Ah tu peux dire que tu l’as bien choisi, ton exemple !

Socrate

Ne crois pas cela !  Je vais immédiatement en prendre un autre, d’exemple. Un mot qui ne concerne pas, cette fois, les seuls amoureux du langage, mais les hommes dans leur totalité.

Hermogène

Même toi, Socrate ?

Socrate

Eh oui, même moi… Mais pourquoi cette question ? Devinerais-tu, par hasard, à quel mot je fais allusion ?

Hermogène

Sans me vanter, je crois bien que je le devine.

Socrate

Dis-le donc !

Hermogène

N’est-ce pas de la mort  que tu veux parler ? La mort, qui frappe tous les hommes, et  qui te frappe donc aussi toi, Socrate, puisque tu es un homme.

Socrate

Tout juste ! Tu es décidément très doué pour la devinette, mon cher Hermogène. Eh bien, cette mort,  ne la trouves-tu pas particulièrement bien nommée ?

Hermogène

Et pourquoi le devrais-je, ô Socrate ?

Socrate

Je vais te le dire. Mais toi, dis-moi d’abord une chose : acceptes-tu l’idée que l’être humain est double, qu’il est formé d’une âme immortelle et d’un corps mortel ?

Hermogène

Je l’admets, bien sûr. Ne l’as-tu pas toi-même magnifiquement démontré au cours de l’entretien que tu eus avec Cébès et Simmias le jour même où tu bus la ciguë ? C’est à mes yeux la plus belle des leçons dont ta sagesse nous ait fait don…

Socrate

Fais donc attention à ses conséquences ! Admets-tu que la mort désigne précisément le moment où l’âme se sépare  du corps, où elle le quitte ?

Hermogène

Mais oui !

Socrate

 Eh bien, donc, tu diras avec moi que la mort est particulièrement bien nommée, puisque la mort, c’est l’âme hors, l’âme hors…

Hermogène

Ah, l’âme hors ! J’ai compris,  Socrate, j’ai compris. Mais, sauf ton respect, je trouve que tu triches un peu : tu as encore choisi un mot adapté tout exprès aux besoins de ta démonstration.

Socrate

Nullement, Hermogène ! Et pour te le montrer, je vais te laisser le choix du prochain mot que j’analyserai. Que me proposes-tu ? Parle.

Hermogène

Eh bien, eh bien, laisse-moi y songer un peu. Tiens, il y a un mot qui, depuis bien longtemps me trouble et me fascine, et auquel nous avons fait allusion tout à l’heure. à propos de Queneau. C’est le mot rêve.

Socrate

Voilà en effet un mot intéressant. Aussi intéressant, je crois, que l’activité mentale, à la fois révélatrice et  évanescente, qu’il désigne. Tu n’ignores pas, bien entendu, les nombreuses spéculations, d’ailleurs contradictoires, auxquelles elle a donné naissance ?

Hermogène

A la vérité, mon cher Socrate, je ne les connais que par ouï-dire. Elles n’avaient pas encore cours au temps où je suivais l’enseignement de mes premiers maîtres.  Mais je sais qu’on s’est beaucoup interrogé sur les rapports complexes que le rêve entretient avec le réel.

Socrate

Penses-tu que ces interrogations soient légitimes ?

Hermogène

Elles le sont, à coup sûr. Mais je sais aussi qu’on n’a pas hésité à aller beaucoup plus loin que ces simples interrogations.

Socrate

A quoi ou à qui penses-tu exactement, Hermogène ?

Hermogène

 Tu le sais bien, Socrate. Certains, par exemple, ont fait du rêve l’instrument d’une relation avec les dieux, ou avec l’avenir. D’autres au contraire y trouvent une voie privilégiée pour accéder aux désirs infantiles, aux pulsions sexuelles, rendus méconnaissables par le travail d’une entité mystérieuse qu’ils ont baptisée “ l’inconscient ”. Mais je t’avoue que je n’accorde pas grand crédit à tout ce fatras…

Socrate

J’aimerais alors que tu m’expliques, si tu le veux bien, le pourquoi du trouble et de la fascination qu’exerce sur toi le rêve..

Hermogène

C’est bien simple, Socrate : je l’évite partout, partout il me poursuit…

Socrate

Comment cela ?

Hermogène

Eh oui : il occupe tout le temps de mon sommeil, et dès que j’ouvre les yeux, je le trouve encore dans mon réveil…

Socrate

Eh eh, mais sais-tu bien, mon cher Hermogène, que ce n’est pas une si mauvaise définition du rêve que tu viens de donner là ! Tu pourrais même en faire une méthode pour fabriquer des devinettes, toi qui aimes tellement ça.

Hermogène

Sans doute, sans doute.  J’y songerai un jour… Mais ce qui m’intéresse pour l’instant, c’esit ceci : quelle ressemblance vas-tu bien pouvoir dénicher entre ce mot et son objet ?

Socrate

Je vais te le dire, Hermogène. Prenons donc ce mot et examinons-le. Il est, si je ne m’abuse, composé de deux syllabes : ré et ve.

Hermogène

Assurément !

Socrate

Sa première syllabe, ré, n’est-elle pas identique à la première syllabe du mot réel ?

Hermogène

Mais oui. Et alors ?

Socrate

Alors, nous pouvons donc déjà affirmer une chose importante, concernant les rapports du rêve et du réel : au départ, et pour moitié, le rêve se  présente avec les mêmes habits que le réel.

Hermogène

Tu as une drôle de façon de formuler la chose. Mais je ne peux pas ne pas être d’accord avec cette observation..

Socrate

Bon. Voilà donc pour la première syllabe. Quant à la deuxième, ve, n’est-elle pas identique à la syllabe unique du mot vœu ?

Hermogène

Mais si.

Socrate

Et qu’est-ce qu’un vœu, cher Hermogène, sinon le souhait que s’accomplisse quelque chose que l’on désire ?

Hermogène

Assurément.

Socrate

Nous voici donc parfaitement éclairés : la réunion de nos deux syllabes, qui semblent si légères mais qui sont si lourdes de sens, nous révèle tout le mystère du rêve : il porte le souhait que s’accomplisse quelque chose que le rêveur désire et il se présente avec les mêmes habits que le réel, ce qui lui permet de faire illusion. Mon explication a-telle ou non quelque apparence de vérité ?

Hermogène

Toutes les apparences, à coup sûr ! Cette fois, Socrate, tu m’as parfaitement convaincu.

Socrate

Alors, je vais pouvoir aborder le point suivant de ma démonstration, qui sera un peu plus délicat. J’entends en effet te prouver que, quoi qu’aient pu en dire certains bons esprits, au nombre desquels le grand, le divin Stephanos lui-même (mais il faut dire à sa décharge qu’il était bien mal armé pour traiter de ces choses belles et difficiles), quoi qu’ait pu dire, donc, le grand Stephanos, la pluralité des langues n’est nullement un obstacle à la théorie dont nous venons de voir la pertinence à l’intérieur de la langue française.

Hermogène

Quoi !  je ne te suis plus du tout, ô Socrate. Parles-tu sérieusement ou cherches-tu seulement à me provoquer ?

Socrate

Ah, je savais bien, cher Hermogène, que tu ne serais pas d’accord avec ce postulat !

Hermogène

Et comment, cher Socrate, pourrais-je  l’être ? Il est proprement renversant !

Socrate

 Je vais donc essayer, à nouveau, de te convaincre. Mais pour cela, il faut que nous revenions un peu en arrière. Te souviens-tu que, dans notre antique dialogue, j’avais consacré un long développement à analyser les noms de nos divinités et à les justifier ?

Hermogène

Si je m’en souviens, Socrate ? Je puis même te dire que c’était la partie la plus époustouflante (si j’ose m’exprimer ainsi) de ta funambulesque (si j’ose à nouveau m’exprimer ainsi) démonstration. Ce qui m’a fasciné, vois-tu, c’est la liberté avec laquelle tu déplaçais les syllabes, modifiais ou supprimais telle consonne ou telle voyelle, pour parvenir à tes fins. Je pourrais reprendre une à une chacune de tes si ingénieuses étymologies. Celle de Zeus… Et celle d’Aphrodite… Et celle d’Artémise…

Socrate

Ne prends pas cette peine, Hermogène. Nos auditeurs doivent sûrement être impatients de savoir où je veux en venir.

Hermogène

Tu as raison. Je me tais. Parle.

Socrate

Je vais tout simplement démontrer que le nom de certaines des divinités de notre panthéon peut se justifier en toutes langues, et en particulier  en celle que présentement nous parlons.

Hermogène 

Quoi ? En français d’aujourd’hui ?

Socrate

Oui, Hermogène, en français d’aujourd’hui. Pour autant du moins que ce soit cette langue que nous parlions ici, ce qui n’est pas tout à fait sûr. Car je crains, vois-tu, que nos présents propos ne portent encore un peu trop, dans leur forme, la marque du monde lointain d’où nous venons.

Hermogène

Qu’importe ! Mais parle,  parle, Socrate, car grande est mon impatience…

Socrate

Je commencerai par  l’exemple le plus simple : celui de la déesse Déméter. N’avais-je pas justifié le nom qu’elle porte en évoquant le don de la nourriture qu’elle nous fait comme une mère, mhthr en grec ?

Hermogène

C’est ce que tu avais fait, sans aucun doute

Socrate

 Eh bien c’est la référence à ces mêmes nourritures que tu retrouves, en français, dans les deux premières syllabes : Démé = des mets. Et la troisième syllabe, qui se désigne elle-même comme étant la roisième (ter), précise (car nous sommes, ne l’oublie pas, au pays de Descartes) que ces mets que la déesse dans sa bonté nous prodigue ne tombent pas du ciel, mais qu’ils viennent de la terre, laquelle, chacun le sait par ailleurs,  est notre mère. Qu’en dis-tu, Hermogène ?

Hermogène

Voilà qui est clair ! Avec ces mets et cette terre, tu m’as littéralement mis l’eau à la bouche, Socrate ! N’aurais-tu pas un autre exemple, aussi succulent ?

Socrate

Autant d’exemples que tu voudras, cher Hermogène. Tiens, prenons…  Pluton.

Hermogène

Oui, prenons-le, avant qu’il ne nous reprenne ! Mais que vas-tu bien pouvoir dire de Pluton ? Aurais-tu l’intention de faire intervenir ici le prétérit du verbe plaire ? Ou peut-être celui du verbe pleuvoir ?

Socrate

Nullement, Hermogène. Si plaisante qu’elle paraisse, cette voie ne serait pour nous qu’une impasse.  N’avais-je pas  montré qu’en grec, notre Pluton doit son nom au fait qu’il est “celui qui donne la richesse ” (ploutos).

Hermogène

Tu l’avais montré, sans discussion possible.

Socrate

 Eh bien, pour le français,  c’est exactement la même explication.

Hermogène

Comment cela ?

Socrate

Prenons l’une après l’autre les deux syllabes qui composent ce nom. Il suffit de faire sonner le s qui est implicite dans la première syllabe Plu, car ce Plu, tu l’auras compris, n’est autre à l’origine que l’adverbe plus, qui sert de comparatif à beaucoup.

Hermogène

Disons… Et maintenant, à quelle sauce comptes-tu accomoder le ton qui  te reste sur les bras ?

Socrate

 Très simplement : je vais faire passer l’initiale de cette syllabe  de la sourde à la sonore.

Hermogène

Je te retrouve bien là, avec tes jongleries d’autrefois. Qu’est-ce que cela  donne, en bout de course ?

Socrate

Cela donne évidemment : Plus dons. Pluton, pourvoyeur de richesses en grec,  c’est celui qui, en français, donne “ plus de dons ”. N’est-ce pas la même chose ?

Hermogène

Assurément, ô Socrate, tu peux dire que tu m’épates.

Socrate

Merci, cher Hermogène, de ton approbation. Allons un peu plus loin, et examinons le cas de la déesse Héra.

Hermogène

Une noble déesse en vérité, à laquelle on est ravi de pouvoir rendre hommage au passage.

Socrate

 N’ai-je pas dit jadis qu’elle doit son nom au fait qu’elle est aimable (en grec erath), et que c’est pour cela que Zeus, s’étant épris d’elle, l’a prise pour épouse ?

Hermogène

Tu l’as dit, et dans ces termes mêmes, si ma mémoire est bonne.

Socrate

A la bonne heure.Je continue donc. En français, ne dit-on pas d’une personne dont l’apparence est noble et aimable qu’elle a grand air  ?

Hermogène

On le dit. D’ailleurs, tous les enfants de France savaient cela jadis : Madame de Grand-Air était en effet le nom de la patronne de la jeune et peu dégourdie bonne bretonne appelée Bécassine.

Socrate

Cela m’avait échappé, Hermogène, et je te remercie de me l’apprendre : la bande dessinée pour enfants, vois-tu, est une de ces nombreuses nouveautés auxquelles, malgré mon désir d’ouverture, je n’ai pu me faire. Mais revenons à Héra. Nous dirons donc qu’elle a grand air, ou par une simple inversion “ grand air  a ”.

Hermogène

Mais si tu dis vrai, elle aurait  dû s’appeler Granterra ?

Socrate

 Elle aurait dû en effet. Mais voilà : pour éviter de fâcher Zeus, qui seul a droit au titre de grand, on a, fort diplomatiquement, enlevé l’adjectif. Cela donne tout naturellement  AIRA, qu’on écrit Héra

Hermogène

Voilà qui est clair

Socrate

Tu remarqueras, Hermogène, que l’idée de grandeur n’a pas été complètement bannie, puisqu’on la retrouve, plus discrète, dans la majuscule de l’initiale du nom d’Héra.

Hermogène

Que répondre à une si lumineuse et à une si complète explication ? A quelle nouvelle divinité vas-tu maintenant t’attaquer, Socrate ?

Socrate

Je passe à Létho

( Hermogène étouffe un petit rire) …

et je te prie de ne pas te croire pour cela autorisé à rigoler.

Hermogène

C’est plus fort que moi, Socrate. Et d’ailleurs, n’avais-tu pas toi-même déclaré (je cite tes paroles mêmes, telles que notre petite souris grise les a rapportées) que “ c’est dans un sens à la fois sérieux et plaisant que leurs noms ont été donnés à certains dieux ”. Mais je vais m’efforcer  de garder mon sérieux, et te laisser évoquer sans rigoler Létho.

Socrate

 Je l’avais expliqué, tu t’en souviens, comme étant “ celle qui consent ”.

Hermogène

Non sans quelques contorsions, me semble-t-il

Socrate

 Peu de chose, en vérité. J’avais simplement dû pour cela abandonner notre dialecte attique (si négligé de nos jours en ce pays), et recourir au dorien, où l’on a un verbe, letho, qui veut précisément dire consentir. C’est donc son absence de rudesse, sa douceur de caractère qui ont valu son nom à cette déesse.

Hermogène

Cela est incontestable

Socrate

 Or, tu constateras qu’il  n’en est pas autrement en français, puisque, de toute évidence, elle est celle qui, dans son extrême complaisance, nous apporte le lait tôt.

Hermogène

Lait tôt, oui, lait tôt. Je comprends… Mais peux-tu être plus précis, Socrate, et me dire quel est ce lait dont tu veux parler ? Serait-ce celui que, nourrissons gloutons, nous tétons aux nénés de nos nounous ?

Socrate

Peut-être, mon cher Hermogène. Mais je pencherai plutôt, tu t’en doutes, pour un lait plus métaphorique.

Hermogène

 Je crois voir ce que tu veux dire. Ne penserais-tu pas au lait de la tendresse humaine ?

Socrate

Oui, par exemple. Cela dit, je n’empêche personne de croire qu’il s’agit, plus prosaïquement, du lait qui accompagne, chez les hommes d’aujourd’hui, le café du matin.

Hermogène

Je suis convaincu. J’ajouterai même, ô Socrate, une explication supplémentaire : par sa bienveillance, cette déesse est aussi celle qui desserre l’étau dans lequel chacun de nous risquerait de rester enfermé. Elle mérite ainsi son nom de bien des façons

Socrate

Je me réjouis de voir, cher Hermogène, que tu entres pleinement dans mes vues.

Hermogène

Eh quoi, cher Socrate, me croyais-tu borné, et sous prétaxte qu’on m’appelle Hermogène, tout juste bon, dans ton système, à être morigéné ?

Socrate

Certes non, mon cher. Si je pensais ainsi, je ne serais, moi Socrate,  qu’un sot qui en rate pas une…

Hermogène

Ce qu’aux dieux ne plaise ! Mais continuons. Je n’aurai de cesse que nous n’ayons fait le tour de tout notre vénérable panthéon

Socrate

Non, non, cher Hermogène, nous en aurions pour des heures.

Hermogène

Nous ne pouvons tout de même pas nous dispenser d’accorder un instant d’attention à Chronos.

Socrate

Il le mérite bien, lui qui est précisément le dieu qui préside au temps, qui en règle le cours. Eh bien allons-y ! Chacun admet, cher Hermogène, que le temps consume les années qui s’écoulent, et que pour cette raison on dit de lui qu’il dévore ses enfants. N’est-ce pas  ce que tu penses aussi ?

Hermogène

Je le pense, comme tout un chacun

Socrate

Or, comment dévorer sinon en usant de ses crocs  ? Et quand le dieu se livre à cette peu ragoûtante manducation, ne peut-on pas dire qu’il est (ou qu’il n’est pas) à la noce  ? Et voilà que , de ces crocs et de cette noce, surgit notre Chronos.

Hermogène

Ah, décidément, tu as réponse à tout, Socrate. Mais il m’est venu en t‘écoutant une nouvelle question, que je brûle maintenant de te soumettre.

Socrate

N’hésite pas à le faire.

Hermogène

Voici donc. Tu n’es pas sans savoir que les Romains, ces pauvres demi-barbares que les dieux ont chargé de conquérir le monde pour y répandre nos idées, donnaient à nos dieux d’autres noms que les nôtres. Ainsi, chez eux, notre Chronos s’appelle Saturne. Penses-tu qu’il soit correctement nommé, alors qu’on ne retrouve dans ce non ni crocs ni noces ?

Socrate

Excellente question, cher Hermogène, et je te sais gré de l’avoir posée. C’est Cicéron lui-même qui va te donner la réponse ! Car c’est à lui que l’on doit l’explication. Saturnus quod saturetur annis, ce qui veut dire : on l’appelle Saturnus parce qu’il dévore les années. Voilà donc qui nous permet de dire qu’il est correctement nommé.

Hermogène

Certes, Socrate, ton explication, ou plutôt celle de Cicéron, vaut pour le latin. Mais qu’en est-il du français ?

Socrate

Pour traiter ce point, il faut, cher Hermogène, examiner un autre aspect du Saturne romain. Te souviens-tu que, lorsqu’il devint roi, il établit partout la justice et l’équité, que les hommes qui ont vêcu sous son règne, ont vécu un véritable âge d’or. Ce n’est plus Cicéron, mais Virgile cette fois qui le dit :  Aureus hanc vitam in terris Saturnus agebat. Ce qui signifie, en bon français, que sous le règne de Saturne, sur la terre, ça tourne, ça tourne rond…

Hermogène

Tu me laisses pantois !

Socrate

Mais tu n’es pas au bout de tes surprises. Je vais maintenant m’occuper d’une divinité dont tu sais à quel point elle m’est chère.

Hermogène

Pas besoin d’être devin pour comprendre qu’il s’agit d’Apollon !

Socrate

Oui, Apollon. N’ai-je pas démontré, dans un premier temps, qu’Apollon s’appelle ainsi parce qu’il est celui qui lave, qui purifie (du grec apolouw) ?

Hermogène

Tu l’as démontré, Socrate, et de la plus belle des façons.

Socrate

Eh bien, pour purifier, n’a-t-on pas besoin de cette eau qu’on appelle, si je ne m’abuse, lustrale ?

Hermogène

Oui, c’est bien ainsi qu’on l’appelle.

Socrate

Et pour transporter cette eau, n’a-t-on pas besoin de vases, communément appelés “ pots ” ?

Hermogène

Bien sûr

Socrate

 Ces pots, que les archéologues appellent des loutrophores, n’ont-ils pas une caractéristique frappante ?

Hermogène 

Mais si, Socrate, ils ont une, et que tout le monde connaît : ils sont de grande taille, et l’on en trouve même dans les musées qui atteignent un mètre cinquante

Socrate

N’est-il pas juste alors de les appeler longs ?

Hermogène 

Assurément, Socrate, longs est le mot juste.

Socrate

Eh bien, ne diras-tu pas avec moi qu’il est juste aussi que le dieu qui nécessite l’usage de “ pots longs ” se trouve nommé Apollon ?

 Hermogène 

Je le dirai, Socrate, et sans hésiter.

Socrate

 Mais ce n’est pas tout, Hermogène.  Apollon n’est-il pas aussi  le maître de l’art divinatoire ?

 Hermogène 

Oui, il l’est, ô combien !

Socrate

Il est donc celui que nous appelons (oui, que nous appelons) quand nous avons besoin d’une réponse ?

Hermogène 

C’est Apollon que nous appelons ! Voilà qui est clair. Mais à propos d’Apollon,  Socrate, on dit  que toi-même, jadis…

Socrate 

 Oui, que moi-même,  jadis, j’ai fait appel à ce dieu en allant consulter son oracle à Delphes

 Hermogène 

 Une visite qui a fait couler beaucoup de cire, et courir bien des stylets. T’en souviens-tu ?

Socrate 

 Si je m’en souviens ? Je ne suis pas près de l’oublier !

Hermogène 

 Ne voudrais-tu pas m’en faire un bref récit ? J’aimerais tant entendre cette histoire de ta bouche !

 Socrate 

Qu’à cela ne tienne, cher Hermogène ! Je le fais d’autant plus volontiers que je n’ai jamais eu l’occasion de donner ma version, la seule bonne, de cette visite. Eh bien, voilà. J’ai d’abord fait la queue, comme tout le monde, devant la grotte de la Pythie. Ça se bousculait pas mal. Il faut dire que La Pythie était en retard. Enfin, ça m’a laissé le temps de regarder les lieux.

Hermogène

Est-il vrai, comme je l’ai souvent entendu dire, que les parois de la grotte sont couvertes de salpêtre, et qu’on y rencontre toutes sortes de malades, d’infirmes,  d’éclopés ?

Socrate 

Cela est vrai, Hermogène. Un véritable hôpital, qui fait un peu pitié.

Hermogène

Et la Pythie ? Comment l’as-tu trouvée ?`

Socrate

 Elle était, comme je te l’ai dit, très en retard. Elle arrive donc en mâchonnant encore une partie de son repas

Hermogène

Ah, c’est un point qu’on m’avait déjà signalé. Il paraît que ce n’est pas rare. Oui, souvent la Pythie vient en mangeant… Et à part ça ?

Socrate

A part ça ? Je dois dire qu’elle m’a surpris par sa tenue plutôt négligée, les bruits incongrus qu’elle laissait échapper, et les accès de fou-rire qui la prenaient devant certaines questions, plutôt saugrenues. Quant à moi, en sortant de là, je remarque qu’il y a, sur le fronton du temple, une inscription.

Hermogène

Une inscription ?  Tiens donc. Cela a dû te faire plaisir !

Socrate

Oui, je vois que tu te souviens, Hermogène, de mon goût pour le déchiffrage des inscriptions. Mais, ce jour-là, j’ai beau écarquiller les yeux, impossible de rien voir. Alors, j’arrête un passant et je lui demande de la lire pour moi .

Hermogène

Il n’y avait rien d’autre à faire, Socrate

Socrate

Le passant (c’était, je m’en souviens, un Crétois, reconnaissable à son air faux-jeton) jette un oeil rapide sur l’inscription, puis se tourne vers moi, prend son souffle et me jette au visage, avec un abominable accent, ces mots : “ Coco,  nettoie-toi toi-même ”.

Hermogène 

Une telle injonction de la part d’un inconnu, et Crétois de surcroît, a dû te surprendre.

Socrate 

 Cela m’a surpris plus que tu ne peux penser, Hermogène. Mais une fois ma surprise passée, j’ai commencé à me demander ce qu’il avait bien pu vouloir dire.

Hermogène 

Et, subtil comme nous te connaissons, tu n’as pas dû tarder à trouver, je suppose ?

Socrate

Eh bien, non, figure-toi ! J’ai d’abord cru qu’il m’enjoignait, un peu rudement, de me laver, de me purifier quoi, puisque, comme nous l’avons vu tout à l’heure, Apollon est le dieu qui préside à ces purifications. .

Hermogène

Cela semble assez vraisemblable. D’autant plus que, si je t’ai bien compris, le passage par la grotte n’avait pas dû se faire sans quelques dégâts…

Socrate

Eh bien non, ce n’était pas cela ! Il m’a fallu un certain temps, je le confesse, pour  comprendre que si moi j’étais myope, mon Crétois, lui, était bel et bien bègue !

Hermogène

D’où son étrange lecture de l’inscription ! Ah je suis heureux de connaître enfin la vérité sur cet épisode si fameux. Merci, mon cher Socrate,  merci. Tu ne m’auras pas fait venir pour rien. Cela valait la peine de patienter  quelques siècles ! Et que souhaites-tu encore me dire après cela ?

Socrate

Je crois, mon cher Hermogène, que je vais m’arrêter là,. J’ai dit l’essentiel de ce que je voulais  dire. A toi d’aller plus loin, si tu le souhaites, sur cette voie prometteuse.

Hermogène

Je le ferai, à coup sûr, tu peux compter sur moi. Mais j’aimerais, avant que nous ne retournions parmi les ombres, que tu tires, en une phrase ou deux, la leçon de notre entretien.

 Socrate

Volontiers, cher Hermogène. Une phrase me suffira. Oui, une petite phrase, justement rapportée  par Platon, et qui semble être passée inaperçue. Dans la masse de commentaires qui se sont abattus depuis vingt quatre siècles sur notre précédent débat, il est rare qu’on la cite, plus rare encore qu’on la prenne en compte. Elle donne pourtant à mes yeux la clef de tout.

Hermogène

Pardonne-moi, Socrate,  mais je ne vois pas du tout à quelle phrase tu fais allusion.

Socrate

Eh bien, je vais la livrer à ta méditation. La voici  donc :  “ les dieux aussi sont amateurs de plaisanteries ”..