Texte paru dans les Moments Oulipiens (Castor Astral, 2004) Anne F. Garréta

Je voyageais pour la première fois avec l’Oulipo, invité en mai 2003 à Berlin. Une migration oulipienne ? Passionnant sujet d’observation. Occasion de notules d’éthologie. Les sujets en sont : JR, MB, IM, HLT, JJ, OS, AFG et OP (comme c’est le seul sujet envisagé sur son territoire naturel, dans sa niche écologique, son comportement contraste fortement avec celui de ses congénères). Et n’oublions pas notre dévoué traducteur, Jürgen Ritte.

Observation n° 1

Tandis que HLT et IM s’évertuent à brancher leurs ordinateurs sur des lignes téléphoniques hostiles (car probablement numériques —mais comment envisager d’échouer là où même à Istambul on a réussi ?—) et font sauter obstinément, à répétition, le réseau de la LiterturHaus, JR devant la porte de l’appartement qui lui été alloué au dernier étage de la dite LiteraturHaus tente d’introduire dans la serrure, successivement et vainement, les trois clefs qui lui ont été confiées.

MB volant à son secours, ouvre sans peine la porte. Mais JR est inquiet. Comment va-t-il faire ? Certes, la première fois il a réussi à trouver la bonne clef et la faire jouer sans avoir besoin de réfléchir. Justement. Le souci, c’est l’avenir, la fois suivante, la réflexion. Et Marcel, tu ne seras pas là à chaque fois…

Marcel que l’imagination apitoie, d’un JR condamné à dormir sous les ponts de la Spree ou, plus probablement encore, passant tel un personnage de Kafka ses nuits devant une porte énigmatique, examine attentivement le trousseau fatal. J’observe à haute voix que la clef miraculeuse est celle du milieu dans la série indexée par le pendentif du porte-clef. Marcel, plus subtil, plus familier des idiosyncrasies de la psychologie cognitive roubaldienne déchiffre les nombres gravés sur les clefs, patiemment enseigne,  démontrant la manœuvre. Ouvrant, puis refermant la porte. Testant ensuite JR qui, docile mais angoissé encore à l’idée d’échouer devant la porte inexorable, répète la leçon de serrurerie. La porte s’ouvre.

Dans l’appartement où JR a déjà accumulé quelques sweet provisions et des sachets d’une sorte de nescafé-cappucino allemand, la TV est allumée. Mais les temps ont changé à Berlin, tous les programmes sont doublés, plus moyen d’entendre un peu de langue originale, un peu de British English. Marcel conseille la chaîne 28. JR fait violence à la télécommande et alterne désespérément chaîne 2, chaîne 8, chaîne 2, chaîne 8. Regarde Marcel d’un air suppliant, lui tend la télécommande. Mais point moyen, même pour lui, d’atteindre la chaine 28. Il n’y a pas de chaine 28 sur ce poste. JR se rassérène : la preuve par MB est faite.

Marcel est une mère pour Jacques. J’oserai même dire : une mère juive.

Observation n° 2

Marcel est une mère pour Jacques en particulier, mais pour l’Oulipo plus généralement. Marcel s’inquiète de l’Oulipo comme d’une couvée.

A Roissy où nous avons pris l’avion, alors qu’insouciants, IM, HLT et moi (OS était parti avant nous pour Berlin ; JR y arrivait de Leipzig -?-; JJ débarquerait par l’avion suivant) ne songions qu’à nous attarder au café, MB nous pressait fermement vers l’embarquement.

Il nous avouera avoir fort mal dormi la veille. N’annonçait-on pas une grève des transports parisiens ? Eveillé dans son lit jusqu’à point d’heure, il combinait en imagination un système par lequel commandeering une flotille de taxis, il aurait fait à l’aube le tour de Paris to round up les oulipiens et les amener à bon port (l’aéroport).

Observation n° 3

On se rend en troupe au Lycée français de Berlin évangéliser les hordes boutonneuses. OS guide hardiment, plan en main. La troupe tourne au troupeau, s’allonge, se distend et se débande sur 4 pâtés de maisons. Ce sera miracle s’il ne s’en égare pas un ou deux.

Il y a des races de chiens que l’on soupçonne être mathématiciennes. Je ne comprends pas que l’Oulipo n’ait pas encore, pour sa conduite, sa gouverne et sa sauvegarde -surtout lors des transhumances- élu l’un d’eux.

Observation n° 4

Il s’agit de se mettre au travail et préparer les programmes de lecture. Or, l’imagination vague. JJ n’est pas encore là. Comment commencer sans lui. On fouille les cartables à la recherche de choses à lire. Des calembours nous égayent. On boit du café parce qu’en cette ère de fondamentalisme, hélas, il n’existe plus de filtres à thé. On se souvient d’un voyage Paris-Bruxelles et remarque que cette ligne ferroviaire n’est pas fiable, car c’est clair, le Thalys ment.

Entre deux digressions, on suralimente le programme de textes fantômes que Marcel ne retrouve pas dans sa valise de premiers secours, pourtant bien garnie. Des textes, on en a plein les disques durs des ordinateurs, mais l’imprimante super-gadget de HLT requiert 30 minutes de sollicitudes diverses, massages de la cartouche, chatouillis du cordon et réamorçages de soft avant de consentir à en cracher la première page.

Bientôt ce sera l’heure fatale de la sieste de JR. Celle de la bière de IM. HLT, à l’affût toujours d’une connexion web possible, devra courir à ses rendez-vous, aussi utiles pour l’oulipo que charmants, avec de nombreuses jeunes journalistes de la ville.

Maternellement, diplomatiquement, Marcel s’efforce de faire avancer nos affaires. Il prie, il supplie. Puis il enjoint, il menace. Enfin, il renonce. L’oulipo est ingouvernable. Comment mettre l’oulipo au pas ? De l’oie ou de gymnastique…

OP, patient, doux et francophile considère ce bordel avec indulgence.

La tradition veut que les membres de l’oulipo se désignent comme les élements d’une brigade. Le modèle troupier, militaire, remonte aux fondateurs. D’évidence, ils contemplaient celui de la brigade en permission et non en manoeuvres.

Divagations poéthologiques

Au bout de deux jours de ce régime, et tandis que je méditais l’objection que m’avait faite peu auparavant JR quant à mon interprétation de l’absence de forme des Moments Oulipiens, il me vint à l’esprit un troublant soupçon.

Si, selon JR, les oulipiens sont les personnages d’un roman de Queneau laissé en plan, ce que j’ai sous les yeux, s’égayant dans le jardin de la LiteraturHaus de Berlin, n’est peut-être pas autre chose que le fameux troupeau d’oies évoqué par RQ dans son article de 1937, “La technique du roman”  :

Le roman depuis qu’il existe a échappé à toute loi. N’importe qui peut pousser devant lui comme un troupeau d’oies un nombre indéterminé de personnages apparemment réels à travers une lande longue d’un nombre indéterminé de pages ou de chapitres. Le résultat quel qu’il soit sera toujours un roman.

Les moments oulipiens, qui représentent les points de vue des oies du troupeau oulipien, seraient la preuve du peu de loi qui gouverne les pas de l’oie.

J’aurai pêché par excès de rationalisme lorsque dans un précédent moment je m’inquiétais du presque-rien formel des Moments. Je rousseauisais contre Burke. Je rêvais contrat formel par delà l’organicité de la société, du troupeau, de son ethos spontané ou immémorial. Je cherchais une constitution à la chose. Et s’il ne s’agissait que du matériau pour une étude d’éthologie animale ?

 


Mais distinguons.

Dans l’hypothèse de Roubaud 1 se présentent deux niveaux, le local et le global. Ce n’est pas tant l’absence locale de contrainte dans le moment oulipien qui m’inquiétait, que l’absence de contrainte formelle dans l’ordonnancement de l’ensemble des Moments en un tout, même ouvert (d’un inachèvement analogue à celui de la Sagrada Familia).

Si, reprenant l’hypothèse de Roubaud, j’entends l’oulipo comme un projet ou brouillon romanesque de Queneau 2 , alors pouvons-nous nous contenter de lâcher nos oies sur la lande et de les pousser à la file alphabétique ou chronologique ?

 


Mais voilà que je doute soudain de ce qu’envisageait RQ parlant du troupeau d’oies des personnages…

Il faudrait pour bien faire rechercher toutes les occurrences de l’oie dans les textes de RQ. Ma mémoire propre est insuffisante ; la bibliothèque est fermée (il est vraiment très tard); le corpus des œuvres complètes de Queneau n’est pas numérisé, pas disponible en ligne. Toutes mes prothèses mémorielles sont indisponibles. Il faut faire avec les moyens du bord ; procédons par hypothèses.

Imaginons un troupeau d’oies et le projet d’un sujet humain de les pousser devant soi pour les faire avancer.

Je n’ai pas beaucoup gardé de troupeaux d’oies.

Je ne pense pas de RQ en a gardé plus que moi.

Je supposerai que poussé, le troupeau d’oies peut réagir de 2 manières :

- soit les oies constituant le troupeau tendent à s’égayer,

- soit elles tendent à marcher en formation cohérente, au pas réglé qui leur est militairement prêté.

Je n’ai pas gardé les oies avec RQ, mais je sais que les déambulations des canards manifestent une forme certaine, une cohésion remarquable. Ces animaux ne sont pas individualistes. Ils tendent à la formation compacte et ordonnée. JR lui-même en a décrit précisément certaines figures dans son Conte du labrador. Une file de canards, c’est une famille de canards ; composez les familles de canards, ou les couples, il y aura des préséances. De l’ordre. Et des rappels à l’ordre. Je sais aussi que la fermière chez qui je passais des journées dans mon enfance rameutait sans peine ses poules après dîner en criant quelque chose comme ‘pilopilo’ et les menait ainsi à leur poulailler. On sait aussi la formation merveilleuse qu’adoptent en vol les tribus d’oies migratrices, et leurs manœuvres impeccables (a-t-on jamais vu deux oies entrer en collision in mid-air ?).

RQ pouvait difficilement connaître en 1938 les travaux -encore à venir- d’éthologie animale de son contemporain Konrad Lorenz, l’homme qui réussit, abusant de la crédulité d’oisillons nouveau-nés, à se faire prendre pour leur mère. Après quoi les pauvres bêtes, serves du programme qui les attache au premier objet de grande taille émetteur de bruits rythmiques à leur être tombé sous les yeux, ne purent s’empêcher de suivre partout, à la file, un chauve charlatan viennois.

Que visait donc RQ dans sa critique du roman standard, du roman paresseux, du roman troupeau d’oies ?

Le désordre, la dispersion aléatoire ? Ou l’uniformité sans surprise de l’instinct ou de l’inconscient (que trompe ou trumps le premier chauve charlatan viennois venu —et ils sont légion-)?

Si son projet était de donner au roman une loi, une forme composée, calculée, les trajectoires des personnages ne pouvaient pas plus être laissées au hasard qu’à l’habitus ancestral . Et la description romancier poussant devant lui ses personnages comme un troupeau d’oies dit les deux. Insistons sur le sens de la manoeuvre pousser-un-troupeau-d’oies. C’est moins sûr que de se faire passer pour leur mère et les entraîner après soi ; l’oie trop poussée peut se sentir pourchassée. On sait ce qui s’ensuit.

 


JR m’objectera peut-être que nous ne sommes que les personnages du roman, et que les plans, les calculs de l’auteur nous sont inconnus. Mais cet auteur là n’est pas un deus absconditus retiré au ciel de l’omniscience (de ce roman, RQ lui aussi est personnage). Et puis les métalepses narratives ne sont pas pour nous effrayer, are they ?

 


Au minimum, un roman rêvé par RQ doit être l’interprétation d’une loi fondamentale (et non l’application d’une règle) et pourquoi prétendre l’ignorer ou ne pas chercher à la découvrir —ou à l’inventer en suppléance de l’auteur qui n’aurait laissé que des matériaux, mais aussi plus d’un exemple de sa technique—?

Mais comment la choisir ?  Il en est une, de base, que RQ mentionne dans sa “Conversation avec Ribemont-Dessaignes”:

Les personnages ne [devraient pas apparaître et disparaître] au hasard, de même les lieux, les différents modes d’expression”. Au minimum, “on peut faire rimer des situations ou des personnages comme on fait rimer des mots. On peut même se contenter d’allitérations.

Les oulipiens peuvent être des sujets de considérations éthologiques, les moments oulipiens individuels peuvent être dépourvus de lois de construction, mais il faut au moins que leur livre de mémoire collective soit, à l’instar du grand duc de Virginie (“qui s’enfonça dans les crevasses d’un couvent en ruine”), beau comme un mémoire sur la courbe que décrit un chien en courant après son maître 3.

 

 


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  Cf. dans le même volume de Moments oulipiens, « A propos du moment oulipien ».

  En réalité, l’hypothèse de Roubaud dans sa dernière version est plus forte dans l’informe que la version que j’en donne ici. Pour JR, « L’Oulipo, le groupe, ses membres, son histoire, font partie du matériau d’un roman en préparation ». L’insistance sur le matériau recule la possibilité de la forme.

  JR m’a appris depuis qu’une telle courbe est une chaînette.