Jarry contre le théâtre (tout contre)
 
 
            On ne souhaite pas bonne chance, au théâtre, aux gens de théâtre qui vont entrer en scène. On dit un certain mot, qui est un mot de cinq lettres. Il y a là, pour un auteur de théâtre, de quoi rêver commencer une pièce de théâtre par ce mot. Or, Ubu roi ne commence pas vraiment par ce mot de cinq lettres. Il commence par un autre mot qui est un mot de six lettres. Pourtant, ce mot de six lettres n’est pas entendu comme n’importe quel mot de six lettres. Il n’est pas entendu comme le mot larynx ou comme le mot reflet ou comme le mot grigou. Il est entendu comme un mot de cinq lettres plus une, comme le mot de cinq lettres (plus une), celui dont on dit qu’il est le mot de cinq lettres, le mot dont il était question tout à l’heure et qui porte chance aux gens de théâtre. Dans Ubu enchaîné (III, 2) Père Ubu dit à Mère Ubu : « Madame de ma… J’ai dit que je ne dirai plus le mot, il me porterait chance, il me ferait acquitter, et je veux aller aux galères. »
            Ainsi, prononcer « merdre » porte chance comme prononcer « merde ». Si ce dernier mot est un mot de l’univers du théâtre, mais hors la scène, en amont du rideau, Jarry le déplace, le monte sur scène, rideau ouvert, lui fait franchir la barrière de la rampe, celle qui sépare le public des acteurs. Il le fait passer de la vie de la coulisse à la vie proprement dite de la scène. Habitudes bousculées. Au passage, le mot gagne un r, un r qui est dans le mot théâtre, également à la place pénultième.
            Bousculer le théâtre pour faire du théâtre, c’est attaquer un système rhétorique, des conventions. Ce n’est pas nouveau, chacun ne songe qu’à le faire, peut-être le drame satyrique du quatrième jour après les trois tragédies grecques le cherchait-il déjà, Hugo par Cromwell, Musset, Maeterlinck… Jarry saute à pieds joints sur une comédie de Grabbe, qui devient ses Silènes, dans laquelle on trouve un assez beau franchissement des conventions territoriales de la scène, lorsque le personnage du Margrave, qui est dans une situation désespérée, s’en sort en se réfugiant, hors fiction, chez les musiciens dans la fosse d’orchestre. On sait tout cela. Jarry attaque le théâtre (le théâtre dominant, naturellement) par la parodie, par le schématisme exhibé, par le réemploi de textes, par la grande brièveté des scènes, par la volonté d’assassiner l’acteur et le décorateur, par le recours généralisé à la marionnette, au masque, par le vers de mirliton (de mallarmirliton !), par l’affaiblissement du souci de l’intrigue ou du dénouement…
            Mais pourquoi s’accrocher au théâtre, si on voulait seulement le détruire ? Pourquoi ne pas s’en désintéresser purement et simplement ? Et pourquoi Jarry s’y prend-il comme il s’y prend ?
            Pour tenter de répondre à cette interrogation, il est nécessaire de sortir un peu du champ d’Ubu, ou du champ apparent, car le champ réel d’Ubu est évidemment beaucoup plus large qu’il n’y paraît d’abord.
            Quand on lit une bonne quantité de ce qu’il y a à lire de Jarry, ce n’est pas le burlesque qui apparaît majoritaire, loin de là, c’est pour aller vite (vite mais sans injustice) l’obsession de l’absolu. Aïe aïe aïe. Oserais-je dire que, pour moi, frais émoulu de Tout Ubu couverture verte en livre de poche – que j’ai d’abord lu, d’ailleurs, un peu sélectivement –, ça n’a pas été une découverte réjouissante. Voilà que je retombais, avec Jarry, sur le grand thème romantique (au sens surtout du romantisme allemand) sur le grand thème romantique de l’absolu fatal, un thème qui m’attire, et qui m’exaspère profondément par sa morbidité : quand vous vous approchez des extrêmes, extrêmes de la beauté, extrêmes de l’amour, extrêmes de l’exercice de la poésie ou des arts, vous vous approchez d’un autre extrême, l’ « extrême sentence » dont parle Montaigne, c’est-à-dire la mort. Les Contes de Hoffmann sont pleins de cet absolu fatal, jusqu’à Thomas Mann et sa Mort à Venise ou son Docteur Faustus. J’ai toujours de beaucoup préféré le mythe contraire et concurrent, qui est celui de Shéhérazade, pour laquelle l’exercice extrême de la narration lui sauve sa vie très contingente, sauve celle de ses pareilles, sauve l’avenir de l’humanité et lui apporte l’amour, sans doute très imparfait. Mais bon, ce n’est pas parce que ce mythe m’exaspère que m’exaspèrent les œuvres qui l’illustrent. J’aime beaucoup les Contes de Hoffmann et j’aime beaucoup Le Surmâle, par exemple. C’est qu’il est évidemment intéressant d’observer comment ils s’y prennent… comment Hoffmann s’y prend, comment Mallarmé, Flaubert s’y prennent… et je dois dire que chez Jarry, c’est particulièrement intéressant à cause de la diversité de ce qu’il met en œuvre.
            On dirait que Jarry s’y prend constamment par les deux bouts, complexité, simplicité, pour les faire se rejoindre. La grande sophistication symboliste de la pièce César-Antéchrist  le mène à la plus grande simplicité : la naissance d’Ubu.
            Il y a un texte de Jarry publié en revue en 1894, intitulé « Être et Vivre », sur lequel je voudrais m’arrêter un peu. C’est un texte complexe que je vais probablement réduire en exposant ce que, aujourd’hui, j’en comprends.
            Jarry s’occupe de deux concepts : Être et Vivre, qu’il écrit avec des capitales initiales. L’Être est idée, l’Être est égal à l’Éternité ; Être est de l’ordre du continu car inétendu, ne connaît pas l’espace et le temps. Bien. Là où l’Être est idée « Vivre est acte », Vivre est de l’ordre du discontinu. « Vivre : discontinu, impressionnisme sérié. » [sérié : distingué et ordonné]
            Être et Vivre sont donc contraires.
            Et Jarry pose comme axiome (je dis bien axiome, car ce n’est pas démontré) que les contraires sont identiques, ce qui le conduit à dire que Être et Vivre sont identiques.
            « Quand l’Être devient le Vivre, le Continu devient le Discontinu, l’Être syllogistiquement le Non-Être. Vivre = cesser d’Exister.
            « Vivre, rappelons-le, est entendu vie de relation, vie dans la boîte de guitare du temps qui le moule ; Être, vie en soi, sans ces formes anorthopédiques [sans ces formes aux pattes non-redressées, sans ces formes tordues, boiteuses = ces pattes de pantins]. » Et Jarry termine le paragraphe par cette phrase que je trouve cruciale : « Vivre c’est le carnaval de l’Être. »
            Carnaval !
            Jarry commençait à affirmer que Être et Vivre étaient identiques ? Eh bien, pas tout à fait, puisqu’il ne s’arrête pas à la proposition Vivre = Être, mais poursuit en : « Vivre c’est le carnaval de l’Être ».
            J’ai l’impression que cette légère nuance, peut-être une sorte de clinamen, est capitale pour la compréhension de Jarry. Parce que si l’on s’arrêtait à la proposition « Vivre = cesser d’Exister », il n’y aurait pas d’autre recours que le laisser-faire qui serait une sorte de laisser-suicide. Or, dans le carnaval, s’il y a du spectacle, il y a de l’action et il y a aussi du meurtre. Il y a le couronnement de Sa Majesté Carnaval, et, rituellement, on brûle Sa Majesté Carnaval. On représente l’incarnation de l’Être dans le Vivre et le meurtre de l’Être par le Vivre.
            Je cite un autre morceau du même texte « Être et Vivre » : « Quoique l’action et la vie soient la déchéance de l’Être et de la Pensée, elles sont plus belles que la pensée quand conscientes ou non elles ont tué la Pensée. Donc Vivons, et par là nous serons Maîtres. » (Ha ha… Jarry voulant tuer l’absolu, voilà qui m’intéresse !) Vivons, c’est-à-dire tenons notre place dans le carnaval de l’Être ! On voit que cette réalisation effective du carnaval est pour Jarry un impératif philosophique.
            Et le carnaval, c’est quoi ? sinon le masque, la cérémonie festive où tout le monde est acteur et décorateur (démontrant ainsi « l’inutilité » de la profession)…
            Le carnaval, c’est quoi ? sinon l’éclatement du spectacle, sa division, sa discontinuité. Jarry utilisait le mot « impressionnisme » pour désigner le Vivre. Or, le texte de Jarry, celui d’Ubu en particulier, nous apparaît par petites touches éparpillées, objet d’un véritable traitement « divisionniste », pour reprendre la métaphore picturale, et face auquel l’œil du lecteur a un travail à faire qui est une œuvre de recomposition. Et ceci n’est pas une faiblesse d’auteur, c’est une caractéristique formelle qui est du sens. C’est le carnaval du texte de Jarry !
            Le carnaval, c’est quoi ? sinon la fête qui simplifie, qui schématise et renverse pour un temps les rapports sociaux, se met à la recherche de l’élémentaire, des premiers états de l’intelligence, c’est-à-dire de la bêtise (Ubu est sans cesse traité, par la Mère Ubu ou par Bougrelas, de sot, d’imbécile, de triste imbécile, de bête, de fou…). Mais la bêtise d’Ubu est une bêtise exhaustive, elle repose sur la tautologie, sur l’extrême logique, sur le paradoxe qui est, comme on sait, le suicide de la logique (cf. L’arrivée des Hommes Libres dans Ubu enchaîné : « Nous sommes les hommes libres, et voici notre caporal »).
            C’est très intéressant, à la fin du XIXe siècle, ce soupçon diffus sur l’intelligence dominante, l’intelligence dominante qu’il faut perdre, cette pensée qu’il faut tuer. C’est Gauguin le sauvage ; c’est la bêtise de Bouvard et Pécuchet, à mon avis très voisine de celle d’Ubu, au sens où une lecture seulement satirique est très insuffisante ; c’est, en poésie, l’apparition de la langue nègre, dès Rimbaud (insertion ou accumulation de cacophonies ou de géminées) en attendant dada, de la même façon que l’art nègre va surgir bientôt dans la peinture…
            Le carnaval de l’être, auquel Jarry ne cesse de s’exercer, remonte le courant vers l’élémentaire, par tous les moyens du théâtre le plus élémentaire, et par ceux de la langue, aussi. Le nom d’Ubu, le mot Ubu n’a que trois lettres( 2 + 1) et c’est un palindrome – Jarry naquit à Laval, n’est-ce pas –, c’est-à-dire que la lecture du mot est infinie, circulaire, comme le mot latin ovo dans l’expression ab ovo, i. e. à partir de l’origine, à partir de l’œuf, or, dans César-Antechrist, Ubu commençant dit : « Semblable à un œuf, une citrouille ou un fulgurant météore, je roule sur cette terre où je ferai ce qu’il me plaira. » (Ubu a d’ailleurs été annoncé, peu de temps auparavant,  comme « le zéro » ; et dans l’Almanach de 1901, Ubu demande ce que veut dire le mot oos… Son interlocuteur se demande si « c’est du grec ou du nègre » ! avant de remarquer qu’ « il y a un mot grec qui ressemble beaucoup et qui veut dire un œuf »). [oon, en grec.]
            Car il s’agit, en exterminant Sa Majesté Carnaval de l’Être, d’être « Maîtres », ce que je comprends comme maître du renouvellement de l’être, comme Vivant capable de devenir Être. Qu’est-ce que tuer tout le monde et s’en aller (comme dit Père Ubu) sinon se retrouver le premier homme, maître de la panse et de la pensée, l’homme nouveau, « le premier de l’avenir », comme il sera dit d’André Marcueil dans Le Surmâle, fruit, comme Ubu, de l’immaculée conception ?
            Cet homme-là est celui qui aura commencé en disant « merdre », mot que j’entends, pour ma part, comme un double mot-valise entre mère et perdre comme entre père et merde, que j’entends par ailleurs non seulement comme un substantif, mais aussi comme un verbe (1), un verbe qui est un néologisme, mais plus encore qui inaugure l’extension au verbe de la catégorie de genre. J’entends merdre  comme un verbe féminin, face au verbe perdre qui est son masculin. Je précise qu’avant Lacan, Jarry utilise à deux reprises le mot « perd-de-famille ».
            Merdre est le principe vital, la merde avec un r, la merde avec de l’air, de même que dans Pantagruel on ne peut vraiment attester de la résurrection d’Épistémon mort à la guerre que lorsqu’il a pété : respiration, ouverture des yeux et bâillement ne suffisent pas, c’est le pet qui décide !
            Pour trouver l’être en le tuant dans son carnaval, il faut perdre, et il faut merdre.
 
 
(1) Je ne suis pas le seul, ni le premier. Voir Christian Prigent Ceux qui merdRent, POL, 1991.
 
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paru dans la revue Frictions n°4, 2001.