Entre miens, par François Caradec
 
 
            Je commence par une liste : Alphonse Allais, Noël Arnaud, Antonin Artaud, Georges Auriol (ne pas confondre avec Vincent, Georges était « artiste du livre » de la typographie jusqu’au conte), Boquillon, André Breton, Rober Carlier, Christophe (ce n’est pas le chanteur, mais le père des Fenouillard), Eugène Ionesco, Max Jacob, Alfred Jarry, Lautréamont, Paul Léautaud, Michel Leiris, Léo Malet, André Martel, Henri Michaux, Jean Nohain, l’Oulipo, Pascal Pia, Jacques Prévert, Raymond Queneau, François Rabelais, Arthur Rimbaud (soi-même), Raymond Roussel, Maurice Saillet, Saul Steinberg, Boris Vian, Willy.
            Ouf.
            J’ai commencé par cette liste, car ce sont là les « miens » du titre, c’est-à-dire les « siens », à François Caradec, ceux qui lui étaient souvent le plus cher ou qui méritaient sa curiosité.
            Si le lecteur accepte de se laisser guider par cette liste, et s’il la parcourt des yeux comme une bibliothèque idéale, il aura consenti à balayer un morceau important de la littérature, exclusivement de langue française, au XXe siècle principalement. Il aura vu, traités sur le même plan des poètes unanimement reconnus, des conteurs sous-évalués, des révolutionnaires surévalués, des stars d’époque injustement oubliés, des génies bizarres et mal compris, en gros des gens du rire, du noir, de l’humour noir et de la logique sans peine, traités en grands écrivains.
            Entre miens rassemble les textes critiques, épars, de François Caradec sur une grosse cinquantaine d’années. Ces textes sont des articles, ils sont comme les gousses d’ail de ces gigots que furent les gros livres de Caradec sur Roussel, Allais ou Willy. Mais ce ne sont pas des articles écrits à la va-vite pour l’édition du lendemain. Ils sont de conviction et de savoir, de savoir par la curiosité, par l’obstination et par l’étude.
            Caradec aura beaucoup affirmé, à la fin de sa vie, que ladite, sa vie, avait été vouée aux livres, que la lecture était sa raison d’être et qu’il s’était contenté d’écrire les livres manquants sur des sujets obscurs parce que peu traités, « ceux [dit-il] que j’aurais aimé lire ».
            Caradec est un contestataire du panthéon littéraire établi. Il ne craint pas de clamer haut et fort qu’Alphonse Allais, humour ou pas, est un grand écrivain.
            Caradec ne craint pas d’affronter la nécessité de la recherche biographique en un temps où elle n’a pas bonne presse (les années structuralistes). Il cherche comme un chien truffier dans les coins et recoins de la vie d’Isidore Ducasse pour étendre la connaissance du texte de Lautréamont. Il n’a pas d’assurance que son intuition est juste et donnera des résultats. C’est un pari.
            Caradec ne craint pas d’aimer avec passion Artaud et Queneau. Il les a connus tous deux. Il les a surtout lus. Il a aimé les deux, sans choisir l’un contre l’autre.
            Écoutez une deuxième liste : bande dessinée, justice, langue, métier d’écrivain, mystifications, naïfs, ’pataphysique, typographie… Celle-ci ne ferait qu’élargir à peine le champ considéré plus haut d’après les noms d’auteurs, mais aiderait à le considérer dans le moment vécu. Caradec savait chaque jour ce qui se passait dans le monde. Ses livres étaient au cœur.
            C’est assez beau à voir, c’est assez beau à suivre, ce trajet d’un lecteur potentiellement tout terrain, mais qui choisit tout de même des terrains qui ne sont pas très empruntés, qui choisit de courir un risque : prendre la renommée à rebrousse-poil, au nom de convictions de lecteur. Voilà ce qui définit, à mes yeux, un critique, un vrai. Un critique comme il devrait y en avoir quelques-uns dans un temps littéraire (tout à fait entre nous, en ce moment, ça manque un peu).
 
            Entre le jeune homme élancé à la moustache noir et fine dont des photos témoignent et l’homme mûr à la double moustache (ses sourcils étaient vraiment une deuxième paire de moustaches), Caradec est entier dans ce recueil, son portrait de modestie sûre d’elle, si je peux me permettre ce paradoxe.
            Et parmi toutes les découvertes que ce livre procure, je voudrais m’arrêter sur l’une d’elles. L’affaire de « La Chasse spirituelle », en 1949, ce poème de Rimbaud, qui passa pour vrai (mais le titre l’était, à moins qu’il fût un faux de Verlaine), abusa plus d’un, mais pas André Breton, n’eut pas le temps d’abuser Aragon le premier visé, qui aurait pu devenir vrai et abusa Caradec lui-même, qui le reconnaît, beau joueur. Voilà. Le patron de la future Encyclopédie des Farces et Attrapes et des Mystifications (Jean-Jacques Pauvert, 1964) préparait sa légitimité à diriger cette somme. Quelle élégance !
            Et Caradec, c’est la dernière chose que je voudrais dire, n’était pas un écrivain qui se caressait le pied en écrivant. Il y a trop d’écrivains qui se caressent le pied en écrivant. Je fais allusion à une question que lui pose, dans un entretien (un entretien dans Entre miens, ça s’imposait) final consigné dans le livre, qui ? Bertrand Jérôme.
            BJ : — Vous vous grattez le pied en écrivant ?
            FC : — Non.
            Bon d’accord, j’ai remplacé « gratté » par « caressé ». Mais vous voyez sûrement ce que je veux dire.
 
            Entre miens.
            Ceci est un livre de vie, lecteur, une biographie intellectuelle d’un homme, incroyable lecteur comme vous et viveur des Lettres, qui a fini sa vie en affirmant qu’il n’avait vécu que pour les livres et qui était pour autant le contraire d’un misanthrope. Quelle leçon !
 
 
            *
 
Chronique pour l’émission Des Papous dans la tête, France Culture, 2010.