L’association du rouge et du noir, pour un Français moyen, c’est-à-dire moyennement cultivé, moyennement politisé et moyennement syndiqué (cela exclut donc d’emblée  les  militants anarcho-syndicalistes qui ont fait du drapeau rouge et noir leur emblème), fait immédiatement penser au titre du roman de Stendhal. Titre mystérieux, que Stendhal s’est bien gardé d’expliquer ou de justifier, ce que Sainte Beuve d’ailleurs n’a pas manqué de lui reprocher. Mais ce n’était là que le moindre de ses reproches. Reproches qu’il vaut la peine de rappeler ici au passage, car ils n’ont je crois, rien perdu de leur fraîcheur. « Stendhal, disait-il, n’a pas reçu de la nature  ce talent large et fécond d’un récit dans lequel entrent à l’aise et se meuvent ensuite les personnages tels qu’on les a créés ; il forme ses personnages avec deux ou trois idées qu’il croit justes et surtout piquantes et qu’il est occupé à tout moment à rappeler. Ce ne sont pas des êtres vivants, mais des automates ingénieusement construits ; on y voit,  presque à chaque mouvement, les ressorts que le mécanicien introduit et touche par le dehors. Dans le R et le N, Julien, avec les deux ou trois idées fixes que lui a données l’auteur, ne paraît plus bientôt qu’un petit monstre odieux, impossible, un scélérat ». Mais ne nous égarons pas, et revenons à nos deux couleurs associées et à leur apparente absence de justification.

Comme toujours, devant le silence auctorial, les commentateurs et interprétateurs de tous poils et de toutes plumes s’en s’ont donné à cœur joie. Voici un bref rappel  des principales hypothèses qu’ils ont cru pouvoir proposer :

- Le rouge serait celui  de l’habit militaire et le noir celui de  l’habit ecclésiastique

- Le rouge serait celui de la gauche libérale et le noir celui du parti royaliste

- Le rouge serait celui de la violence, de la passion, le noir celui du calcul minutieux

- Le rouge serait celui du romantisme, le noir celui du classicisme

- Le rouge serait celui du désir, le noir celui de la mort

Tout cela est fort intéressant, à coup sûr, et l’on ne peut que rendre hommage à l’imagination des glossateurs. Mais quel rapport, en vérité, avec Stendhal, son roman ou son héros ?

Les choses sont peut-être beaucoup plus simples, comme l’indquent les dêux observations suivantes.

1. On sait que le jeune Beyle était un lecteur assidu du Journal des Dames. Or ce journal  rend compte, le 1er décembre 1800 (10 frimaire an 9, pp. 105–106 )  d’un ouvrage anonyme d’un certain S., intitulé La Rouge et la Noire. On peut à bon droit postuler que ce titre s’est gravé dans la mémoire de l’adolescent Stendhal, qui avait alors 17 ans.

2. La même séquence  « la rouge et la noire » se retrouve plus tard dans le Journal intime. Mais cette fois il s’agit d’un jeu de hasard. Voici en effet le curieux «arrêté»  que Stenhal prend sur sur ce qu’il fera en matière de jeu.

«ARRÊTÉ:

 Considérant qu’audaces fortuna juvat, et que si je ne fais rien d’extraordinaire je n’aurai jamais assez d’argent pour m’amuser, j’arrête :

Art. I Tous les tirages de la loterie de Paris (les 5, 15 et 25) je mettrai 30 sous sur le terne1 1,2,3.

Art. 2  Tous les premiers du mois je remettrai 3 francs à Mante pour qu’il les mette sur un quaterne à 1 franc chaque tirage.

Art. 3 Tous les mois j’irai jouer 6 francs et quatre pièces de 30 sous à la rouge et noire au n°1132.

 Ainsi pour 13 francs 10 sous, j’acquerrai le droit de faire des châteaux en Espagne.

En date du 5 mai 1804 ».

Nous pouvons ainsi reconstituer le cheminement :

- d’abord à l’adolescence, la trace laissée dans la mémoire par une lecture dans un journal féminin ;

- quelques années plus tard, cette trace est ravivée par le nom d’une loterie, sur laquelle le jeune Beyle compte pour faire fortune.

Il ne restait plus à notre homme, le moment venu, qu’à faire passer l’expression du féminin au masculin, une façon élégante et commode de brouiller les pistes, et le tour était joué : quel plus beau titre pouvait-il trouver pour un roman où l’adolescence, les femmes et les rêves de fortune jouent le rôle principal ? Cela méritait, je crois, d’être rappelé…