«Transformation de la condition humaine dans toutes les branches de l’activité»

1. C’est au cours de la réunion du 14 décembre 1962, nous rapporte Jacque Bens dans OuLiPo 1960-19631, que Jean Queval parle pour la première fois de son célèbre alexandrin de longueur variable(ALVA selon la terminologie proposée par François Le Lionnais) : « J’ai un travail en cours, dit-il. Il s’agit de composer un sonnet d’un genre particulier, avec, par exemple, et de temps en temps, des alexandrins du type : Le train traverse la nuit.» Et quelques lignes plus bas, après un chahut dont les oulipiens en réunion sont coutumiers – j’ai pu m’en apercevoir – il fait une annonce : « La prochaine fois, je vous apporterai un sonnet dont le titre est : Transformation de la condition humaine dans toutes les branches de l’activité ».

« Ça jette un froid ! » lance Queneau.

2. Comme le rappelle Jacques Roubaud dans le fascicule n°26 de La Bibliothèque Oulipienne justement intitulé Le train traverse la nuit, on trouve dans le compte-rendu de la réunion suivante (18 janvier 1963), deux interventions de JQ sur la même sujet :

- tout d’abord : «Puis-je rappeler que j’ai parlé un jour d’alexandrin variable ?»,

- et plus loin, nous dit Bens, il lit «un sonnet réalisé avec un nombre variable d’alexandrins de longueurs variables». Bon.

3. Ne peut-on pas imaginer que ce sonnet « variable » soit celui annoncé par Queval lors de la réunion précédente sous le titre de, je vous le rappelle, Transformation de la condition humaine dans toutes les branches de l’activité  ? D’aucuns qui l’ont connu vous diront que concernant Jean Queval, tout raisonnement logique est inopérant. Peut-être. Mais l’hypothèse est trop belle : Queval présente son ALVA, annonce dans la foulée le sonnet Transformation de la condition humaine dans toutes les branches de l’activité pour le mois suivant et le mois suivant lit un sonnet. Si mon hypothèse est exacte, on connaîtrait alors uniquement de ce sonnet le titre ainsi qu’un « alexandrin », Le train traverse la nuit, rien de plus. Ce qui en fait quelque chose comme un équivalent poétique du chat de Schrödinger. Pour ceux qui ne connaissent pas l’expérience de Schrödinger, je la rappelle brièvement : afin d’illustrer le fonctionnement particulier de la mécanique quantique vis à vis de la « réalité » telle que nous la concevons, Erwin Schrödinger imagine une expérience dans laquelle un chat est placé à  l’intérieur d’une boîte qui contient une fiole de poison. Les chances pour que cette fiole se brise et tue le chat sont de 50% exactement. À l’intérieur de la boîte, le chat est donc soit mort, soit vivant. Mais tant qu’on n’ouvre pas la boîte et qu’on n’observe pas ce qui s’est passé à l’intérieur, aucune des deux possibilités n’est plus vraie que l’autre et, par conséquent, le chat n’est ni mort, ni vivant.

4. Dans la boîte de Jean Queval, nous savons qu’il y a un sonnet, aucun doute là-dessus. Et nous savons qu’il est composé d’alexandrins ; un exemple nous en est même donné : Le train traverse la nuit. Mais, je vous pose la question, au nombre de combien sont-ils, ces alexandrins, et quelles en sont les longueurs respectives ? Le sonnet quevalien est-il très proche de l’idée que l’on se fait habituellement d’un sonnet ou en est-il très éloigné ? Pour le dire autrement, l’ALVA Le train traverse la nuit, à la manière de la fiole de poison, contamine-t-il les autres alexandrins et la structure même du sonnet classique ou pas ? Tant qu’on n’ouvrira pas la boîte, le sonnet de Jean Queval peut être tout cela à la fois.

5. On pourrait penser que cet intitulé, Transformation de la condition humaine dans toutes les branches de l’activité, sort tout droit de l’imagination de Queval. Il ne déparerait pas au milieu de certains titres de En somme, son recueil de poèmes publié chez Gallimard en 1970 (Il n’y a pas de querelle d’investiture, Pour mieux comprendre la guerre de cent ans, Mai et juin 68, La prière des grands bouchers de Chicago, Le sens de l’histoire, Pourquoi tant plumailler dans nul ne sait quel cycle, Déclaration d’indépendance, Tableau de la folie dans les anciens quartiers ou encore Commencement et fin du cinématographe). Il a un petit côté Insecte contemplant la préhistoire2– dont l’un des textes s’intitule Où l’on voit bien qu’il est mis fin à la fatalité séquentielle. Bref, Il a un fort parfum quevalien.

6. Maintenant, que l’on entre sur un moteur de recherche, Gougueule au hasard, ce texte exact(il suffit pour cela de le placer entre guillemets), «transformation de la condition humaine dans toutes les branches de l’activité», et l’on obtient une réponse, une seule, qui ne fait pas référence à Jean Queval mais nous conduit sur une page du site de l’Assemblée Nationale3. Le titre en est Allocution radiodiffusée et télévisée prononcée au Palais de l’Elysée, 4 octobre 1962 – c’est à dire deux mois avant la fameuse réunion de décembre. J’ai retrouvé sur un site de l’INA l’enregistrement de cette intervention.  On y voit le Général de Gaulle prononcer ce discours – qui, pour ceux que ça intéresse, rapidementcherche, indirectement, à convaincre les députés de ne pas voter le lendemain matin la motion de censure du projet gouvernemental de révision de la Constitution autorisant un référendum sur la question de l’élection du Président de la République au suffrage universel. Mais nous, présentement, on s’en fiche. À la [x]-ième minute de son intervention, de Gaulle lance : «[…] transformation de la condition humaine dans toutes les branches de l’activité […]»

7. De Gaulle sait-il qu’il est en train de prononcer le titre d’un sonnet de Jean Queval ? Et pas n’importe quel sonnet, le seul sonnet «réalisé avec un nombre variable d’alexandrins de longueurs variables». De Gaulle sait-il qu’il pénètre là de plain-pied au cœur de la potentialité oulipienne ?

La question reste ouverte sur ce qui est, à mes yeux, le plus fascinant objet littéraire potentiel jamais conçu au sein de l’Oulipo et qui fait de Jean Queval le Perceval de la Potentialité.

[1] Christian Bourgois Editeur, 1980 ; repris au Castor Astral en 2006 sous le titre Genèse de l’Oulipo 1960-1963.

[2] Titre de La Bibliothèque Oulipienne n°31 (1985)

3 http ://www.assemblee-nationale.fr/histoire/suffrage_universel/de-gaulle-discours_26octobre1962.asp